L’atelier est une fenêtre ouverte sur le monde, sur les imaginations et les expériences, sur les histoires et les rêves, sur les univers singuliers qui se déploient dans les livres.
“Écrire est un boulot solitaire. Avoir quelqu’un qui croit en vous fait une sacrée différence. Ce quelqu’un n’a pas besoin de faire de discours. Qu’il croie en vous est en général suffisant”, écrit Stephen King, grand écrivain américain, dans “Écrire, mémoires d’un métier”.
Stephen King a-t-il suivi des ateliers d’écriture à la faculté comme bon nombre d’écrivains américains ? Je ne sais. Mais il connaît la nécessité des lecteurs favorables que nous instituons autour des écritures dans l’atelier. Un lecteur, des lecteurs qui connaissent l’écriture de l’intérieur, encouragent, donnent la confiance d’avancer, d’aller plus loin. Ainsi, Stephen King racontant son métier d’écrivain, rend-il hommage à celle qui a tenu ce rôle tout le long de sa vie — son épouse –, sans qui, dit-il, il n’aurait pas écrit.
Stephen King écrit aussi :
“Écrire revient à enrichir la vie de ceux qui liront vos ouvrages, mais aussi à enrichir votre propre vie. C’est se tenir debout, aller mieux, surmonter les difficultés. Et faire qu’on soit heureux, d’accord ? Oui, faire qu’on soit heureux. […] Écrire est magique, écrire est l’eau de la vie au même titre que n’importe quel art. L’eau est gratuite. Alors, buvez. Buvez, buvez à satiété.”
Par la fenêtre de l’atelier entre le grand souffle de la vie qui irrigue les écritures et les partages des textes. Ain si le disait autrement Rutger Kopland : « Écrire, c’est trouver ce qui vit en toi. »
“La langue que je trouve entre les pages de certains livres me maintient en vie”
Dominique Sigaud, dans Dans nos langues (Verdier, 2018), tisse des liens entre les différentes langues qui nous traversent et nous construisent. Elle raconte la recherche de son propre lieu d’énonciation, le besoin de désenclaver la langue des codes journalistiques pour atteindre cette autre langue qui naît dans l’écriture, qu’on trouve dans certains livres, qu’on trouve dans le sien – la littérature consolatrice.
“ces récits me sauvent, témoignent de l’existant, c’est donc que je n’ai pas tout inventé, le monde ne se résume pas aux formes évidées du bavardage, il existe bien une épaisseur, un axe, quelque chose qui traversant la réalité, en témoigne, quelque chose dont je connais le goût, que je ne retrouve pas dans ma propre existence, ne sais pas produire, ne retrouve intégralement qu’entre les pages des livres”
Oui. La langue qu’on trouve dans les livres, celle qui naît dans le silence d’écrire agit bien comme un baume. Cette langue que Patrick Autréaux nomme La voix écrite.
Dominique Sigaud raconte qu’elle proposait de découvrir leur propre langue à des adolescents qui se déconsidèrent, en ateliers d’écriture. Elle se présente, elle dit : “Pas un sans langue, chacun la sienne.” Et, debout devant eux : “ni celle de la famille, ni celle de l’institution.”
Chacun sa langue est donc l’énoncé qui invite les adolescents à sortir des formes évidées du bavardage pour entrer dans la recherche de leur propre langue. Alors nous découvrons cette adolescente qui se redresse lorsqu’elle lit son texte tout juste écrit : “la première fille se lève pour lire son texte. Elle est rougissante. La main est peu sûre, la voix, le corps. Silence autour d’elle. On attend. Ce qu’elle va lire, personne ne l’a encore jamais écrit. Ces phrases, je ne les ai jamais lues.
Parfois sa voix casse au milieu, pleure. Quand c’est fini, il y a un silence à nouveau. Les regards vers elle. Parfois les applaudissements. Et puis « c’est toi qui as écrit ça ? »
Toi, tu as cette langue ?
Ces langues qui se cherchent dans l’écriture… “Il ne s’agit pas de conforter son ego […] mais bien plutôt d’accéder à l’universalité à travers son propre secret, sa singularité, les fragilités crues longtemps inavouables”, écrivait Hubert Hadad.
Toi, tu as cette langue ?
Ces langues qui se cherchent aussi dans les ateliers. Ces ateliers ouverts aux langues singulières que vous y énoncez.
Je vous ai lu Dans nos langues, à vous qui me rejoigniez en fin d’après-midi dans notre atelier de la Pointe courte, pendant les Voix vives, à Sète. Je vous ai donné à entendre cette langue tandis que vous cherchiez les vôtres, je vous ai lu le récit de la rencontre avec ce lecteur qu’est l’éditeur d’un texte — alors que nous cherchions la juste posture pour accueillir les textes nés dans l’atelier.
“Texte refusé partout. Sauf un. À Partir de lui, tout change ; on est deux désormais à considérer que cet objet purement fictif existe.
Cet homme a entre les mains la matière que j’ai mise dans l’enveloppe. La même. À partir de là néanmoins quelque chose diverge, ni lui ni moi n’y pouvons rien ; il est impossible qu’il lise mon récit comme je l’ai écrit. Je peux tenter de trouver les mots pour lui faire entendre, lui montrer, lui faire éprouver ce que je voudrais qu’il voit entende éprouve, je ne peux pas plus. Cet homme lit dans sa langue ce que j’ai écrit dans la mienne. L’écart ne peut être rattrapé. Jusque là j’ai cru que nous lirions le même texte. Tout l’apprentissage va consister à se faire à l’idée que non.
Ce que je découvre de nos écarts de langue, cet homme le sait déjà, a une capacité à lire les langues qui ne sont pas les siennes, au point d’en saisir ce qu’elles tentent de dire, l’objet de ces textes, leur intention, ce vers quoi ils tendent. Il va voir ce que j’ai écrit davantage parfois que je ne le peux moi-même. Ce que je voulais faire. Il va voir le texte où il m’a échappé, glissé, disparaît parfois, s’effondre ; retrouver le texte sous les rochers effondrés.
Très vite, il me demande d’en enlever là où je l’ai en quelque sorte surchargé de mots intentions images comme pour le recouvrir, empêcher qu’il apparaisse ; l’avoir écrit et en même temps obstrué. C’est l’apprentissage suivant : comment ce qu’on désire écrire, peut devenir parfois ce qu’on s’empêche d’écrire. De la langue qu’on empêche d’apparaître. Maintenant je le sais, ça ne change pas, écrire lutte entre des formes opposées en soi. Ce que profondément je désire écrire, ce qui y fait barrage.
Cet homme, éditeur, me donne à voir, auteur, où se tient mon propre texte, où et comment aller le chercher.”
Ce qui empêche la langue d’apparaître, les décombres qui obstruent un texte, le bavardage dont on voudrait le recouvrir… tout cela, j’essaye de vous le montrer, dans l’atelier. Avec ma langue singulière de lectrice, vous dire ce que j’entends de la vôtre, de langue, dans les récits tout juste écrits. Vous le dire, vous le signifier. Vous désigner ce qui, d’une voix, s’inscrit dans la langue écrite.
“J’entraperçois sans rien en savoir encore ce qu’énonciation et liberté ont d’essentiel en commun. Que c’est l’enjeu même de la langue, de ce qui se dit, de ce qui s’écrit. […] Un plaisir étonnamment profond. L’inverse du bavardage. […] Un livre ne peut contenir le déchet de la langue que nos parlers, eux, peuvent difficilement éviter. Un livre ne souffre pas de l’impréparation des parlers, […] la langue ne lui échappe pas comme de nos bouches.”
Un lieu et un temps merveilleux où, pendant 7 jours l’été — 3 jours en automne — l’on s’assemble autour d’auteurs écrivant aujourd’hui pour parler littérature, philosophie, histoire ; où l’on cherche, ensemble, dans le travail et dans les livres, ce que les auteurs invités ont creusé autour des questions que notre monde nous pose.
Le beau travail, j’ai emprunté son titre à Maylis de Kerangal lorsqu’elle nous parlait du travail de la langue .
Ce qui manifeste la littérature est le travail de la langue — “C’est pour trouver la langue littéraire, pour la former, la tenir, qu’on écrit. Ce qui se joue dans l’écriture est le désir d’une langue.”
“Le travail de la langue est une rêverie ; il s’agit d’approcher quelque chose qui n’est pas encore formé dans le langage, de se tenir disponible, se faire poreux.” Alors ça approche, comme une obsession. “On devient gros de cette obsession qui ne trouvera forme que dans le travail de la langue.”
Dans les premiers temps de l’écriture, on n’écrit pas. On s’approche de l’écriture en ouvrant un carnet, on se met au travail de la langue et le carnet encourage l’écriture.
Ensuite il y a “la nidification. Le temps de la collection.” Une quinzaine d’ouvrages collectés dans la bibliothèque (fictions, essais, histoire, documents, guides touristiques, atlas, etc.), “sans rapport direct avec le livre à venir mais chacun d’eux porte l’intuition du texte au travail.” On laisse prendre corps, on rêve activement…
Ensuite, soudain, l’écriture est là.
Il y a toujours au moins deux langues dans l’affaire : “la langue que l’on travaille, qui nous travaille, n’est jamais celle que l’on parle.” Il s’agit de chercher une langue étrangère, d’en porter la traduction. “Dans la langue maternelle je dois creuser le trou d’une autre langue, qui est celle de la fiction. Un langue qui va se séparer de la langue commune. La langue littéraire est un espace sauvage où tout est permis.”
Parlant d’écrire, David Bosc disait qu’il cherche à “provoquer le désarroi du langage” et citait Pascal Quignard :
“Œuvrer à on ne sait quoi pour atteindre on ne sait où.”
« Voici de quoi il s’agit : Un jour, j’ai sorti un livre, je l’ai ouvert et c’était ça. Je restais planté un moment, lisant et comme un homme qui a trouvé de l’or à la décharge publique… »
Philippe Djian commence Ardoise par une citation de Charles Bukowski qui raconte qu’il a « découvert la magie » de la littérature en lisant Ask the Dust, de Jonhn Fante.
Djian poursuit ainsi : « Je sais de quoi un livre est capable. Je pense à une blessure. Je pense à une blessure qui aurait quelque chose d’amical, d’où le sang continuerait de couler avec douceur pour vous rappeler que vous êtes en vie et même bien en vie et capable d’éprouver une émotion qui vous honore et vous grandit. »
La rencontre avec les livres qui nous bouleversent est le sujet d’Ardoise. Djian en cherche les traces dans « ces livres qui ont changé ma vie. » Salinger, Céline, Cendrars, Kerouac, Melville, Miller, Faulkner, Hemingway, Brautigan et Carver : « je pensais que les livres étaient une source de savoir. Je ne savais pas encore qu’ils parlaient d’autre chose. Que certains livres parlaient d’autre chose. Que certains livres n’étaient pas des livres mais de purs moments d’émotion qui vous élevaient vers les cimes. »
« Le monde s’engouffre à l’intérieur de vous sans ménagement. »
Je suis souvent frappée d’entendre, dans mes ateliers, combien la lecture (pourtant si intime, si personnelle) souffre du poids des modèles. On n’oserait pas dire ses goûts de peur d’être mal jugé ? Je me souviens pourtant, avec un très vif plaisir, de la séance d’atelieroù j’avais invité chacun à venir avec un livre qu’il avait aimé : il transmettrait sa lecture aux autres en les invitant à puiser l’inspiration dans les pages présentées — comme je le fais moi-même avec les livres qui m’accompagnent dans les ateliers. Oui, développer un goût personnel et avisé pour les livres est l’un des effets de l’atelier.
« Et si nous cessions de nous glisser tant bien que mal dans des moules dont la rigidité nous blesse et nous écrase inutilement ? Si nous cherchions (…) à découvrir une véritable émotion qui ne serait pas semblable à celle du voisin ni soufflée par les gardiens du temple et le pâle petit troupeau de leurs serviteurs ? »
Puis Djian raconte combien les rencontres avec les auteurs qui l’ont formé lui ont permis de sortir des ornières d’un certain nombre de préjugés.
« J’avais l’impression que les écrivains se repassaient une sorte de savoir-faire qui empêchait souvent de les différencier les uns des autres en dehors de ce qu’il racontaient. J’estimais grosso modo qu’il puisaient tous à la même source, qu’il n’y avait pas trente-six manières de bien écrire, mais une seule, à laquelle il convenait de se conformer si l’on désirait en être. Salinger se chargea de me démontrer que je n’avais rien compris. »
Djian poursuit avec Holden Caulfield, rencontré dans L’Attrape-Cœurs de Jerome David Salinger : Holden « avait une voix. Ce n’était pas tant les choses qu’il disait que la manière dont il les disait. La sonorité, la syntaxe, le rythme de ses phrases (…) un travail qui ne visait pas à flatter l’esprit du lecteur mais son sens de la musique. Un travail sur l’intonation. Sur la vibration et la modulation d’une phrase. »
Ainsi suivons-nous le roman des apprentissages de Philippe Djian qui découvrait que « le style est à la fois une musique et une manière de regarder les choses, ou si l’on préfère une attitude ou encore une façon d’être, ou un point de vue, dans le sens où il s’agit de choisir la place, l’emplacement à partir duquel on observe le monde. »
Puis il en vient à l’écriture : « il faut se résigner. La grâce ne tombe pas du ciel, ou si peu. Avec le temps, le travail et l’obstination, le geste finira par acquérir une véritable souplesse, une vraie légèreté, mais rien ne sera gagné d’avance. Entendre sa voix et procéder aux ajustements nécessaires est un exercice difficile, une épreuve de longue haleine. »
Un regard bouleversé sur ce que nous apportent les livres, le désir furieux de retourner aux auteurs dont Djian nous transmet l’intensité, la conviction qu’il s’agit bien de trouver la place de laquelle on observe le monde pour écrire… pour ces raisons j’ai désiré donner sa place, ici, à ce compagnon auteur et vous transmettre ce qu’il écrit de l’amour de la langue au service de la vie. « La vie vaut mieux que la mort », disait Garner, cité par Djian : « l’art est à la recherche des voies d’accès à la vie. »
« On a tous un regard unique. Trouver sa voix, le ton, le regard, c’est 99% du boulot d’écrivain. C’est le regard qui m’a fabriqué, pas le talent. »
… mais il ne faut rien faire sortir. Les choses à dire ne surgissent pas de l’intérieur comme ça, elles sont autour et déjà dehors. Si tu es un arbre, on ne te demande pas de penser ta sève, mais à l’agitation des branches qui augmentent ta taille. Tu rayonnes ; ton image flotte dans les cerveaux de tes proches. Tu as ton caractère, tes lubies, tes odeurs, ton volume sonore ; tu es une petite machine à vapeur, ça s’agite, comme une enfant flou sur une photographie. C’est exactement ce qu’il faut savoir pour réussir immanquablement son livre. »
Olivier Cadiot ? Voici un extrait d’interview dans Libération : Je fais un livre d’abord et j’écrits dedans ensuite : « Il m’est arrivé quelque chose d’étrange, un jour je me suis rendu compte que j’avais perdu mon narrateur. Le « personnage » que j’envoyais en mission depuis plusieurs livres avait disparu. Il est vrai que dans le dernier, Un mage en été, le héros se retrouve explosé dans la nature. Pour tromper l’angoisse, j’ai imaginé au début de ce livre qu’il pouvait s’adresser à moi et me régler mon compte. »
Olivier Cadiot joue / écrit. Sa fantaisie est délicieuse, joyeuse, il travaille avec des fragments d’imaginaire et de langage qui jonchent notre quotidien, les cueille, assemble, explore différents registres de langue… Un plaisir.
Ici, dans cette Histoire de la littérature récentequi n’en n’est pas une, mais plutôt un jeu autour de l’acte d’écrire : une méthode révolutionnaire pour apprendre à écrire en lisant, dit la quatrième de couverture.
« Le truc finira par tenir en l’air comme par miracle — mais ça ne se fait pas en écrivant. Mais en faisant quoi ? En accumulant calmement des erreurs et des remords. Ah on verra demain. Cette agitation, ça fabrique. Mais n’en tirez pas une conclusion générale, ah la littérature, cette négativité — c’est par l’erreur qu’on progresse, etc. Quel ennui. Non, non, on reste optimiste. »
Voilà, c’est dit, je viens avec les livres de Cadiot au prochain atelier en week-end.
On écrira, on jouera, et on verra si bien si « le truc finit par tenir en l’air » !
« C’est pour survivre à la violence du monde que j’écris. Pour la réfléchir, dans les deux sens du terme », écrit Belinda Cannone dans Le don du passeur…
… un livre bouleversant. Une fille y dit son amour pour son père. Écrivant, elle restaure la dignité de l’homme qui n’a pas su vivre comme le social l’attend. « J’ai l’impression d’avoir tressé deux brins, lui et moi, soudés par l’amour et par ma reconnaissance. Car je mesure à quel point il a été ma chance. » Sa chance, ce père dont elle ne masque ni la fragilité, ni l’inaptitude à vivre heureux ? « … on est héritier, toujours, des désirs et des peurs, du meilleur et du pire, et puis l’on passe sa vie à faire le tri – garder la force et conjurer les freins, déjouer les loyautés paralysantes – pour atteindre ce qui nous permet de ne pas démériter de l’aventure humaine : la capacité de réinvention permanente. »
Écrire, donc, pour survivre à la violence du monde.
Aujourd’hui, c’est d’un autre ouvrage de Belinda Cannoneque je viens vous parler, espérant — après avoir reçu tant de vif désir de cette lecture –, vous en passer un peu. L’écriture du désir est un récit d’amour — de l’écriture, de la lecture, de la littérature : « le désir de connaître que les romans manifestent, et qui nourrit la lecture. Ce qui compose l’étrange et sinueux tracé de la littérature et de notre existence. »
Je suis faite des livres que j’ai lus. Je tiens debout grâce aux textes que j’ai écrits. Tout ça palpite et s’accroît lorsque j’ouvre un livre qui me fait signe — l’insatiable curiosité pour la monde, la vie, être femme / homme désirant dans le monde aujourd’hui.
« L’expérience de la lecture, comme celle de l’écriture, est celle d’une rencontre vive. Écrivant, je m’abouche au monde, je l’étreins, je me laisse étreindre, je chante. Lisant, je rencontre une pensée, une vision (…), j’ai l’illusion fructueuse de présences – les personnages. De cette rencontre naissent connaissance, plaisir et émotion. »
Belinda Cannone a souvent écrit autour du désir. Du désir et de ce qui l’empêche — les freins, ce qui nous confine dans la recherche du même et nous retient d’inventer, d’être vivants. Le désir…
« Nous émerveiller de notre présence au monde, du désir qui nous meut et nous change et nous fait chanter… »
« Aujourd’hui, toujours, le roman nous enseigne à vivre.
Ainsi je découvre le monde, le roman me le fait connaître car il m’enseigne ce qu’est y être sujet et aucune expérience réelle, fût-elle riche et pleine et comblée, ou aventureuse et surprenante, aucune expérience, parce qu’elle est nécessairement limitée, ne peut donner à éprouver et à comprendre le millième de ce que la lecture nous apprend. »
« Le roman est « une région du monde à part entière ». La visiter (lire) nous fait vivre une expérience. Par ce mot qui désigne l’implication de l’être dans un endroit de l’univers à un moment donné, implication telle qu’il en éprouve des émotions et qu’il en sort enrichi, agrandi d’un savoir, d’une aptitude, d’une connaissance, je distingue la littérature de la philosophie. (…) En lisant Proust, j’apprends cent figures de l’amour, du désir ou de la jalousie que je ne vivrai jamais. Proust ne m’indique pas comment je devrais agir. Il décrit des situations. La connaissance que m’apportent ces situations me permet de traverser ma propre existence avec les yeux mieux ouverts. »
Les yeux mieux ouverts… il s’agit bien là de renaissance et de désir. De cette soif de connaître et de comprendre que je vois croître dans les ateliers que je conduis, une fois qu’écrire a montré combien l’usage régulier de la langue peut aider à questionner, chercher, construire… Alors se trouve, dans l’écriture, ce qui fait ma joie dans la rencontre des livres : un auteur s’en remet au langage pour répondre à une question essentielle, trouver une clé.
« seule l’intuition préexiste à l’acte d’écrire. Les mots sont l’idée. Sans mots, pas d’idée. »
J’ai ouvert deux ateliers depuis l’été. L’un avec des auteurs confirmés, l’autre avec des personnes qui se sont engagées dans un chantier au long cours. Chaque fois, la sensation du désir comme d’un souffle dans les voiles de l’atelier — grâce au soutien du groupe, à la présence des lecteurs bienveillants et avertis.
« Allons travailler. Car face au doute se dresse le grand désir qui entraîne la coque légère dans son flux puissant et qui dit : Va ! Tu passes entre les astres, et même si ton passage ne laisse pas de trace, ou à peine un souffle léger, une brume, une note impondérable, que ta danse soit joyeuse, flamboyante, et belle. »
Utagava Kunisada II, Dit du Genji, ch 9
Fondation Van Gogh, Arles
« J’ai face à l’écriture une tactique contournée, peut-être superstitieuse…
… c’est-à-dire qu’il faut que j’approche l’écriture par des traverses, des biais, les mille ruses de la latéralité ; c’est ce que je fais, m’approcher »
« Ça marche si mon angle d’attaque latéral est juste. Et ça ne marche pas si j’aborde mon sujet frontalement. Je passe mon temps à déplacer le tabouret. Si je me dis bille en tête, bien assis devant la question : “Qu’est-ce que je pense de Rimbaud, qu’ai-je à dire devant cela ?”, rien ne peut en sortir, absolument rien. Mais tout d’un coup, un jour, un matin, j’ai bien déplacé le tabouret, j’ai biaisé la question, et ma première phrase est là. Et quand la première phrase est là, il n’y a plus qu’à tirer le fil, tout continue, tout “marche”. Je peux ajouter que ça marche quand je suis ivre de mon sujet, quand je m’éprends de lui. »
Intense nécessité de dire ; cruelle exigence ; connaissance des abîmes… La création fraie ses chemins entre longues périodes arides et puissantes pulsations de l’écriture.
À la question du miracle que fut pour lui les Vies minuscules, Michon répond :
« Le miracle c’était simplement, à près de 40 ans, de pouvoir danser enfin sur mes deuils. C’était que mon désastre intime se résolve en prouesse, mon incapacité en compétence, ma mélancolie en exultation, bref, toute chose en son contraire. »
Et, pour accompagner ces fêtes dont je souhaite qu’elles soient celles du passage vers un renouveau, je vous confie ces derniers mots :
« Écrire, c’est changer le signe des choses, transformer la douleur passée en jouissance présente, faire de l’art avec la mort. Je ne valorise absolument pas la douleur, je ne suis ni doloriste ni saint-sulpicien. Seule l’écriture, cet après-coup inouï, peut la sublimer en joie, c’est-à-dire lui donner un sens. L’écriture n’est jamais là au moment où les choses se passent, elle vient après, bien après parfois. »
« Il faut créer,
au sens de ce qui est requis par la vie pour qu’elle vive,
pour qu’elle puisse se réjouir de la puissance d’agir qu’elle est
et ainsi persister dans son être. »
Ainsi l’énonce Paul Audi dans Créer, un ouvrage découvert grâce au site de Pierre Hébrard (merci pour cette trouvaille !) : Translaboration.
Tout d’abord saisie par le caractère injonctif de ce « il faut », j’ai fini par me rendre à l’évidence. Oui. Avec Paul Audi je dis : « Il faut créer ». Je le dis depuis ma posture de passeuse et d’accompagnatrice ; depuis l’habitude de faire poids, dans mes ateliers, par mes paroles et mes actes, du côté des forces favorables – qui nous poussent à faire du neuf, créer – contre les forces destructives – qui surgiront pour nous convaincre de notre incapacité, nous détourner vers d’autres tâches prétendument plus utiles, nous empêcher.
« Dieu ne veut pas que j’écrive, mais moi je le dois. »
Oui, il la faut, certains jours, la force assertive de ces phrases, pour soi-même comme pour les autres, pour soutenir l’élan à créer.
Quels étonnants endroits, ces ateliers d’écriture. Ces lieux où écrire et être à l’écoute des textes est le plus important. Ces espaces où l’écriture se fait et se parle, se cherche, se travaille — où l’on joue avec les mots, les phrases, les images, le sens, le souffle de la langue.
Oui, je crois que créer nous garde vivants, nous tient éveillés, ouverts — nous sort de nos ornières.
« Écrire et exister sont une même tâche obscure et une même évidence. Écrire creuse le mystère. Il s’agit de tenter de formuler cette énigme qu’est l’existence humaine, par tous les moyens, des plus sophistiqués au plus rudimentaires. Le sens de la littérature est là. Il demeure là, en dépit de toute l’histoire passée et des pages accumulées. »
Écrire. Entrer dans le vivant de la recherche de sens. Questionner le monde, questionner la langue et chercher, dans la littérature et en soi, les formes d’une énonciation personnelle. La langue rapporte le monde, avec lui les questions, et l’appel.
Désir d’introduire un cœur palpitant à ce blog, me disais-je, dans ce creux du mois d’août ;
aussitôt Beckett s’est invité, avec Comment dire.
Beckett en cœur palpitant ?
Sans hésiter j’ai dit Oui
Folie —
folie que de —
que de —
comment dire —
folie que de ce —
depuis —
folie depuis ce —
donné —
folie donné ce que de —
vu —
folie vu ce —
ce —
comment dire —
ceci —
ce ceci —
ceci-ci —
tout ce ceci-ci —
folie donné tout ce —
vu —
folie vu tout ce ceci que de —
que de —
comment dire —
voir —
entrevoir —
croire entrevoir —
vouloir croire entrevoir —
folie que de vouloir croire entrevoir quoi —
quoi —
comment dire —
et où —
que de vouloir croire entrevoir quoi où —
où —
là —
là-bas —
loin —
loin là-bas —
à peine —
loin là-bas à peine quoi —
quoi —
comment dire —
vu tout ceci —
tout ce ceci-ci —
folie que de voir quoi —
entrevoir —
croire entrevoir —
vouloir croire entrevoir —
loin là-bas à peine quoi —
folie que d’y vouloir croire entrevoir quoi —
quoi —
comment dire —
comment dire
Comment dire est paru dans Poèmes, Minuit
Vagabondant sur le web, en ce creux du mois d’août, j’ai trouvé ceci sur esprits nomades,
et aussi une mise en musique de Comment dire par Dominique Probst, et un article de Martina Della Casa, Comment parler de Beckett aujourd’hui, sur Fabula.org
La lecture est une histoire d’amour, écrit Jean-Michel Maulpoix dans L’éloge de la lecture.
« Les livres sont des moments de notre vie, des particules de notre histoire. »
« La lecture constitue un curieux système de relations. Elle met les êtres en communication les uns avec les autres sur un mode qui n’est pas très éloigné de celui de la prière. Le lecteur, en effet, attend de l’écrivain qu’il lui apprenne sur lui-même quelque vérité, qu’il l’aide à comprendre la vie, et qu’il opère une sorte de révélation. »
“Le prodige de la création littéraire (…) consiste à mettre des mots en relation les uns avec les autres, ou encore, à travers eux, de rapprocher des choses qui sans eux demeureraient séparés. Un livre est une affaire de liens, un réseau, un ensemble de pages cousues ensemble, un tissage de mots et de phrases. C’est donc de part en part que l’écriture est relation : relation entre les choses, relation entre les mots, relation de l’auteur avec des lecteurs inconnus, et relation enfin des lecteurs avec le monde même que l’auteur a inventé, voire relation des lecteurs avec eux-mêmes grâce à ce puissant médium qu’est le livre.”
Voir l’intégralité du très bel article L’éloge de la lecture sur le site de Jean-Michel Maulpoix