« Voici de quoi il s’agit : Un jour, j’ai sorti un livre, je l’ai ouvert et c’était ça. Je restais planté un moment, lisant et comme un homme qui a trouvé de l’or à la décharge publique… »
Philippe Djian commence Ardoise par une citation de Charles Bukowski qui raconte qu’il a « découvert la magie » de la littérature en lisant Ask the Dust, de Jonhn Fante.
Djian poursuit ainsi : « Je sais de quoi un livre est capable. Je pense à une blessure. Je pense à une blessure qui aurait quelque chose d’amical, d’où le sang continuerait de couler avec douceur pour vous rappeler que vous êtes en vie et même bien en vie et capable d’éprouver une émotion qui vous honore et vous grandit. »
La rencontre avec les livres qui nous bouleversent est le sujet d’Ardoise. Djian en cherche les traces dans « ces livres qui ont changé ma vie. » Salinger, Céline, Cendrars, Kerouac, Melville, Miller, Faulkner, Hemingway, Brautigan et Carver : « je pensais que les livres étaient une source de savoir. Je ne savais pas encore qu’ils parlaient d’autre chose. Que certains livres parlaient d’autre chose. Que certains livres n’étaient pas des livres mais de purs moments d’émotion qui vous élevaient vers les cimes. »
« Le monde s’engouffre à l’intérieur de vous sans ménagement. »
Je suis souvent frappée d’entendre, dans mes ateliers, combien la lecture (pourtant si intime, si personnelle) souffre du poids des modèles. On n’oserait pas dire ses goûts de peur d’être mal jugé ? Je me souviens pourtant, avec un très vif plaisir, de la séance d’atelier où j’avais invité chacun à venir avec un livre qu’il avait aimé : il transmettrait sa lecture aux autres en les invitant à puiser l’inspiration dans les pages présentées — comme je le fais moi-même avec les livres qui m’accompagnent dans les ateliers. Oui, développer un goût personnel et avisé pour les livres est l’un des effets de l’atelier.
« Et si nous cessions de nous glisser tant bien que mal dans des moules dont la rigidité nous blesse et nous écrase inutilement ? Si nous cherchions (…) à découvrir une véritable émotion qui ne serait pas semblable à celle du voisin ni soufflée par les gardiens du temple et le pâle petit troupeau de leurs serviteurs ? »
Puis Djian raconte combien les rencontres avec les auteurs qui l’ont formé lui ont permis de sortir des ornières d’un certain nombre de préjugés.
« J’avais l’impression que les écrivains se repassaient une sorte de savoir-faire qui empêchait souvent de les différencier les uns des autres en dehors de ce qu’il racontaient. J’estimais grosso modo qu’il puisaient tous à la même source, qu’il n’y avait pas trente-six manières de bien écrire, mais une seule, à laquelle il convenait de se conformer si l’on désirait en être. Salinger se chargea de me démontrer que je n’avais rien compris. »
Djian poursuit avec Holden Caulfield, rencontré dans L’Attrape-Cœurs de Jerome David Salinger : Holden « avait une voix. Ce n’était pas tant les choses qu’il disait que la manière dont il les disait. La sonorité, la syntaxe, le rythme de ses phrases (…) un travail qui ne visait pas à flatter l’esprit du lecteur mais son sens de la musique. Un travail sur l’intonation. Sur la vibration et la modulation d’une phrase. »
Ainsi suivons-nous le roman des apprentissages de Philippe Djian qui découvrait que « le style est à la fois une musique et une manière de regarder les choses, ou si l’on préfère une attitude ou encore une façon d’être, ou un point de vue, dans le sens où il s’agit de choisir la place, l’emplacement à partir duquel on observe le monde. »
Puis il en vient à l’écriture : « il faut se résigner. La grâce ne tombe pas du ciel, ou si peu. Avec le temps, le travail et l’obstination, le geste finira par acquérir une véritable souplesse, une vraie légèreté, mais rien ne sera gagné d’avance. Entendre sa voix et procéder aux ajustements nécessaires est un exercice difficile, une épreuve de longue haleine. »
Souplesse et légèreté venant avec la pratique, travail, ajustements… est le travail que je propose dans mes ateliers.
Un regard bouleversé sur ce que nous apportent les livres, le désir furieux de retourner aux auteurs dont Djian nous transmet l’intensité, la conviction qu’il s’agit bien de trouver la place de laquelle on observe le monde pour écrire… pour ces raisons j’ai désiré donner sa place, ici, à ce compagnon auteur et vous transmettre ce qu’il écrit de l’amour de la langue au service de la vie. « La vie vaut mieux que la mort », disait Garner, cité par Djian : « l’art est à la recherche des voies d’accès à la vie. »
« On a tous un regard unique. Trouver sa voix, le ton, le regard, c’est 99% du boulot d’écrivain. C’est le regard qui m’a fabriqué, pas le talent. »