Flâneries et écriture au fil des Voix vives à Sète

Chaque jour, à Sète, pendant le festival des Voix vives

… entre le ciel très bleu et le bleu profond de la mer, chaque jour lectures et rencontres portent haut les voix des poètes dans les ruelles et sur les places, dans les jardins ou sur le port — parfois sur un bateau au fil de canaux.

Chaque jour nous nous retrouverons pour un rendez-vous d’écriture : je vous proposerai thème et trajets pour vous guider dans les ruelles à la recherche des voix qui inspireront vos textes – fragments, voix et personnages naîtront de vos écritures qui se feront mémoire de vos flâneries, traces de vos rencontres, écho sensible de vos impressions.

En fin de journée, nous nous retrouverons près de l’eau, un peu en retrait de la foule festivalière, sur la pittoresque Pointe Courte près de l’étang de Thau. Nous nous réjouirons ensemble des récoltes du jour et préparerons la cueillette du lendemain.

 

Je vous écoute inventer

On l’oublie souvent, mais vivre c’est lire le monde et s’y situer, c’est inventer les histoires qui nous permettent d’exister.

« Il nous a fallu du temps, et beaucoup d’aide, pour devenir quelqu’un. Il nous a fallu des couches et des couches et des couches d’impressions reliées en histoires. Chansons. Contes. Exclamations. Gestes. Règles. Socialisation. Propre. Sale. Dis pas ceci. Fais pas cela. Bing, bang, bong. » C’est Nancy Huston, dans L’espèce fabulatrice.

Notre mémoire est une fiction. « Cela ne veut pas dire qu’elle est fausse, mais que, sans qu’on lui demande rien, elle passe son temps à ordonner, à associer, à articuler, à sélectionner, à exclure, à oublier, c’est à dire à construire, c’est à dire à fabuler. »

J’aime ce livre de Nancy Huston. J’aime quand elle construit de toutes pièces la vie d’un John Smith, (« voici un homme qui n’est ni ce que l’on appelle réel (il n’a pas historiquement existé), ni ce que l’on appeler fictif (ce n’est le personnage d’aucun roman) ; mettons qu’il est plausible ») à seule fin de nous montrer que notre identité nous vient des histoires, récits, fictions diverses « qui nous sont inculqués au cours de notre prime jeunesse. On y croit, on y tient, on s’y cramponne – alors que, bien sûr, adopté tout bébé à l’autre bout du monde, ayant appris qu’on était australien et non canadien, protestant et non juif, de droite et non de gauche, etc., on serait devenu quelqu’un de différent. »

Or, je ne peux lire ce livre sans penser au travail que je propose dans mes ateliers. Et notamment l’atelier Commencer un récit long, ou dans l’atelier Chantiers.

Dans ces ateliers qui accompagnent à la narration, vous inventez des personnages comme le fait Nancy Huston avec John Smith. Inventer ? Vous les dotez de caractères, de goûts, passions et secrets, histoires, trajectoires… et vous les rendez vivants — aimant ou haïssant, fiers ou soumis ou rebelles, heureux ou malheureux, etc… — en les faisant exister dans des scènes.

    « C’est parce que nous concevons, pensons, rêvons, inventons, racontons inlassablement amour et haine que nous sommes humains. (…) Ainsi l’amour existe-t-il aussi réellement que la haine : parce que l’imagination existe réellement. »

Votre imagination ira peut-être puiser dans les assemblées qu’on abrite… vous écrirez sans vous attarder aux différences de nature entre tous ces êtres fictifs qui nous habitent : « ancêtres, (mes arrière-arrière-grands-parents, Louis IX, Alexandre de Macédoine…), personnages de récits religieux (Jésus, Mahomet, Bouddha…), héros de romans (Robinson Crusoé, Mme Bovary). »

Et moi, texte après texte, je vous écoute inventer.

    « Pensez aux être humains qui vous sont plus ou moins proches, plus ou moins connus : vos parents, voisins et amis, les politiciens de votre pays, les commerçants de votre quartier, les acteurs de cinéma, les foules vues à la télévision… A ceux-là, ajoutez ceux que vous n’avez jamais vus, mais dont vous savez qu’ils existent ou ont existé : les fermiers du Zimbabwe, les ouvriers des centrales nucléaires russes, vos ancêtres, le frère de votre copine, (celui qui vit à Buenos Aires), Alexandre le Grand, les foules d’Italiens mortes de la peste en 1348… De tous ces humains, vous portez en vous une image plus ou moins détaillée, image que vous révisez, retouchez, réadaptez spontanément, automatiquement, chaque fois que vous retrouvez ces personnes ou repensez à elles. »

Dans les ateliers, il ne s’agit pas seulement d’écrire pour écrire, d’inventer pour le plaisir ou la fierté (même si). Il s’agit aussi d’apprendre à vivre en élargissant nos perceptions du monde et des hommes, dans le sens où le roman « nous apprend à réimaginer le monde, à voir la possibilité de changement, et à accueillir cette possibilité dans notre vie. (… ) Il est intrinsèquement civilisateur. »

Civilisateur, oui, le roman l’est ; la fabrique de fictions qu’est l’atelier d’écriture l’est aussi, dans cette recherche de la vérité de l’humain dont parle aussi Nancy Huston lorsqu’elle écrit que la fiction littéraire ne nous dit pas où est le bien ou le mal. « Sa mission éthique est autre : nous montrer la vérité des humains, une vérité toujours mixte et impure, tissée de paradoxes, de questionnements et d’abîmes. »

à sa fenêtre

Dans le jardin avec le rossignol

Oui, il était bien au rendez-vous de notre atelier Petites formes le rossignol du jardin d’Adeline Yzac, tandis que nous écrivions.

jardin

Y fut-il pour quelque chose, dans les textes qui s’écrivirent pendant les trois jours de l’atelier ?

« Dans la famille paternelle, je demande la sœur !
Ma tante Joséphine. Faite de feu, d’air, de musique, de beauté, de rire, de piano, de danse, de couture, de peinture. Très brune, yeux sombres, plutôt petite, bien faite, toute en harmonie.
Ma tante Joséphine était la meilleure amie d’Anne. Elles s’appelaient au téléphone de longues heures. Bien cachée dans le couloir, j’écoutais leur conversation. J’avais ainsi accès à des propos mystérieux… le fils de mon père… mon oncle qui était un fumier…
Pour un bal costumé, ma tante m’avait cousu une robe de Scarlett O’hara, en soie rose, avec une crinoline. Elle avait dessiné des anglaises dans mes cheveux et m’intimait l’ordre de rentrer le ventre pour avoir une taille de guêpe… « de la classe, ma fille, de la classe » me répétait-elle pendant les essayages.
Elle riait de toutes nos blagues, jouait au bridge des nuits entières, fumait un paquet de cigarettes anglaises en une soirée, lançait son cheval au galop sur les plages de Loire, orientait nos lectures, organisait des séances de chaises musicales où elle jouait au piano, nous initiait au Bouchon, au Poker, au Mistigri. Tout était jeu.
Dans la maison du jardinier, chez ma grand-mère, notre salle de jeux, elle organisait des concours de dessins. Nous étalions nos couleurs en écoutant à la radio locale l’annonce très proche de la fin du monde. C’était courant à l’époque.
Ma tante voyait la Vierge au milieu des oliviers de Toscane. Aux questions d’Anne qui lui demandait si elle y croyait vraiment, elle répondait : « J’y crois parce que ça m’arrange ».
Un soir, elle avait 46 ans, sa petite n’avait pas encore atteint l’âge de raison, elle a eu mal à la tête. Mon père est allé à l’hôpital. Le lendemain, elle est morte. La fin du monde était arrivée.
J’ai essayé d’avoir de la classe. »
F.L.

Lui, chantant au sommet du figuier tandis que vous écriviez dans son ombre… 

« Au-dessus de la longue plage d’Essaouira, des centaines de voiles de kite surf flottent dans le ciel, parenthèses colorées que le vent écrit à la mer, déclaration enflammée de vie dont les cavaliers galopant sur la plage se font l’écho. Les rouleaux se cassent en lignes de poudroiement blanc sur le rivage tandis que les chameaux cheminant en un ralenti qui semble extrême, laissent leurs empreintes profondes et larges sur le sable mouillé. Sous les mouettes tournoyantes, les chiens errants contournent les acrobaties ostensiblement spectaculaires des jeunes sur le sable. Seul le déclin du soleil fait paraître moins noires les silhouettes de ces êtres vivant à la frontière de l’Océan et du Désert; la chaleur aveuglante de la lumière zénithale tendant par sa violence à occulter toute couleur. »
Marion

cueillant l’éclat d’un souvenir… cherchant les mots qui le saisiraient, le feraient vivre…  

matériel« Les lettres
La lumière baigne les petits bureaux alignés. Au tableau, Mademoiselle Aarts installe l’image d’une fillette souriante levant la main paume vers l’avant. Dans les coins, deux petits signes.
Mademoiselle raconte la minuscule histoire du geste énigmatique : le « A » de surprise d’une enfant devant son gâteau d’anniversaire. C’est le geste qui accompagnera pendant des semaines tous les a que tu liras.
Tu viens d’entrer dans les histoires de lettres.

Et maintenant…
Les grandes personnes ont dit : « Avec cette méthode, ils arrivent à lire le journal à Noël ! »
Ton petit poing fermé, poignet fléchi, sait accompagner verticalement le souffle de la vibrante lettre mmm… comme meuh ! L’index droit au coin de la lèvre saisit le i et tu peux souffler le « pe » de la plume de pigeon sur le dos de ta main bien horizontale.
Les pluies d’octobre te propulsent vers ton trésor d’images animées : tu agrippes la grande couverture bleu roi qui relie un épais kilo d’histoires de Mickey déjà décousues par mille explorations. Enfin arracher son secret à la première vignette !
Mais c’est quoi ça, « E-t » ? Et c’est quoi « mmm-ah-ih-nnn-t-… »
Ah, c’est enrageant ! »
Régine Michel Stevens

           Vous… glissant vos textes dans le dessin d’une main pour resserrer, épurer…  

qu'est-ce que c'est ?

« Le canal du midi
Le soleil se couche. Des saules déversent leurs branches pour se rafraîchir de l’ardeur du soleil, des aulnes, des roseaux, des canards, des poules d’eau, des hérons chassent ou cherchent logis pour la nuit. Les berges fleuries profitent de la tiédeur pour répandre leurs odeurs. Un bateau glisse sans bruit sur l’eau. Une femme assise à l’avant écrit sur un carnet et observe jumelles à la main.
Elle se lève subitement, s’appuie sur le balcon pour offrir tout son corps au vent. La voilà criant et faisant de grands gestes. A qui ?
Là haut sur le pont, un passant enjambe le parapet. Homme ou femme ? A contre-jour, il est difficile de le savoir. Il-elle ne semble pas habillé. Mais que fait-il ? La femme s’agite, court à l’arrière. Un homme sort de la timonerie. Fait des gestes lui aussi. Rentre, fait fonctionner la corne de brume. Il-elle ne tient pas compte de leurs agissements. Les entend-il ? Les voit-il seulement ?
Le bateau avance. La femme retourne à l’avant, hurle. Il-elle se penche dangereusement. Le bateau s’engage sous le pont. La femme entend un bruit sourd derrière elle. Elle se retourne. Elle voit un bouquet de fleurs avec à la base un mot attaché à une pierre : Bonne fête maman ! »
Isabel

Nous… écoutant vos trouvailles et mesurant l’exigence de la petite forme, le nécessaire retravail…

inspiration ?

« La pattemouille
Bien avant le premier bâillement des enfants sous leur moustiquaire, la douce mélodie de Joseph fuitait de la cuisine, et célébrait une aube nouvelle. L’empreinte des tams-tams de la nuit rythmait ses gestes précis : ouvrir le fer, y déposer le charbon de bois, y mettre le feu en craquant une allumette à l’odeur de soufre ; souffler sur les braises naissantes et au besoin s’aider d’une feuille de bananier pour accélérer la combustion ; refermer le couvercle dans le claquement sec d’un bec ; cracher juste ce qu’il faut de salive sur la semelle placée à hauteur du visage ; attendre la réponse sonore du crépitement sur la fonte et la goutte qui s’échappe en sifflant ; déposer le fer sur la liasse de papier journal recyclé pour l’occasion; coucher le pantalon et l’ouvrir en grand écart sur le molleton blanc puis, dans l’eau qui s’écoule dans la cuvette en zinc émaillé, abandonner ses mains aux veines saillantes, à la fraicheur éphémère; tremper le tissu effrangé dans l’eau claire et lui donner une autre vie ; l’essorer et le déployer en le lissant du côté blanc de la main sur la jambe du pantalon ; guider le monstre d’acier dans sa fumigation sur le carré asséché ; passer à l’autre jambe…
Je m’étais glissée la première dans les lueurs incandescentes, contournant prudemment la cloison, me hissant de mes un mètre dix sur la pointe des pieds dans l’encadrement du petit fenestron duquel s’échappaient des volutes de vapeur. La mélopée avait repris. Elle disait la longue histoire de l’esclavage. De son œil unique — l’autre était tout blanc –, Joseph me fixa. Tandis que je regardais le côté noir de sa main, il se mit à scander à plein poumons : pattemouille ! Main noire, main blanche, couleurs de la liberté. Ta main, mon ami. »
Louise Poche

Oui, tout comme l’année dernière à la même époque, l’écriture fut bien au rendez-vous du rossignol dans ce jardin.

« L’écriture tisse le patchwork de notre expérience jusqu’alors disloquée. Notre rapport au monde et aux autres se fait kaléidoscope très lentement et précautionneusement tourné par l’enfant qui s’applique en nous à dessiner un chemin de conquistador intime, secret. Il s’agit d’empoigner, muni de pincettes à nuances, la palette sensorielle et d’en déployer les retentissements internes sur le papier. Retrouver en soi l’empreinte de l’éponge alors qu’elle a séché. Fixer le sable qui s’écoule et l’instant qui s’efface. Composer le petit tableau de mots en filigrane visant l’apparition en décalcomanie du sens. Recueillir dans la patience des attentes obscurément entretenues le suc des couches profondes de la mémoire. Aller creuser le gisement résiduel des disparitions vivaces, des voix tues qui nous habitent dans nos perceptions les plus quotidiennes, mais dont la conscience s’estompe dans le palimpseste des années.
« Écrire pour ne pas mourir » chante Colette Magny. »
Marion

Les assemblées qu’on abrite

La voix de Pierre Bergounioux nous accompagne en ce deuxième jour de l’atelier Histoires de vies.

table d'écriture                  IMG_9216

Bergounioux, sa voix structurée, complexe.

« La littérature s’offre comme une voie d’approche vers cette part de notre histoire à laquelle s’appliquent mal les explications qui sont livrées avec. (…) Il se passe quelque chose, on ne sait quoi, dont la mention ne figure nulle part. On peut laisser les choses suivre leur cours aveugle, n’y songer point puisqu’elles sont les choses et se moquent de ce que nous sommes ou pensons. On peut aussi tâcher à deviner, à dessiner d’une main malhabile, sacrilège, le chiffre de notre destinée. L’affaire dépasse notre stature chétive. Quelqu’un d’inique, d’irréductible, sans doute, tient le passage. Les mots que nous hasardons, les pauvres récits qu’on échafaude suscitent un grand rire méprisant, silencieux, dans le noir. Mais rien, hormis cela, n’interdit de tenter l’aventure. » (La puissance du souvenir dans l’écriture)

Tenter l’aventure ? Bergounioux nous ouvre la voie.

« Du côté paternel, on était ivre de bile noire, amer et maigrelet, opiniâtre, sédentaire, continuellement désespéré. De l’autre, les songes l’emportaient. Ça donnait des figures amincies, mobiles, lancées haut dans les airs, imaginatives et ensoleillées. Bref, les êtres les plus contraires, les moins conciliables qu’on puisse imaginer. Bien sûr, c’est après qu’on s’en rend compte, quand ils ont quitté l’espace du dehors et qu’on s’avise qu’ils sont en nous, qu’on est eux, maintenant. On se découvre porteur à parts égales des attributs antagonistes dont ils étaient respectivement chargés, avec l’obligation de mettre un semblant d’ordre et d’unité dans l’orageuse assemblée qu’on abrite. » (Le grand Sylvain)

MC             IMG_9215

Après celle de Bergounioux, je vous donne la voix d’Annie Ernaux. Deux univers se rencontrent le temps de cette proposition, partageant une même puissance d’évocation.

« Ils habitaient une maison basse, au toit de chaume, au sol en terre battue. Il suffit d’arroser avant de balayer. Ils vivaient des produits du jardin et du poulailler, du beurre et de la crème que le fermier cédait à mon grand-père. Des mois à l’avance ils pensaient aux noces et aux communions, ils y arrivaient le ventre creux de trois jours pour mieux profiter.
Le signe de croix sur le pain, la messe, les pâques. Comme la propreté, la religion leur donnait la dignité. Ils s’habillaient en dimanche, chantaient le Credo en même temps que les gros fermiers, mettaient des sous dans le plat. Mon père était enfant de chœur, il aimait accompagner le curé porter le viatique. Tous les hommes se découvraient sur leur passage.
Pour manger, il ne se servait que de son Opinel. Il coupait le pain en petits cubes, déposés auprès de son assiette pour y piquer des bouts de fromage, de charcuterie, et saucer. Me voir laisser de la nourriture dans l’assiette lui faisait deuil. On aurait pu ranger la sienne sans la laver. Le repas fini, il essuyait son couteau contre son bleu. S’il avait mangé du hareng, il l’enfouissait dans la terre pour lui enlever l’odeur. » (La Place)

C’est le deuxième jour de l’atelier. Nous nous connaissons peu, encore, mais vous avez entendu le cadre solide, fiable – vous y allez, vous mettez vos pas dans ceux des écrivains.
Alors des femmes, des hommes, des paysages humains se lèvent dans vos textes.