On l’oublie souvent, mais vivre c’est lire le monde et s’y situer, c’est inventer les histoires qui nous permettent d’exister.
« Il nous a fallu du temps, et beaucoup d’aide, pour devenir quelqu’un. Il nous a fallu des couches et des couches et des couches d’impressions reliées en histoires. Chansons. Contes. Exclamations. Gestes. Règles. Socialisation. Propre. Sale. Dis pas ceci. Fais pas cela. Bing, bang, bong. » C’est Nancy Huston, dans L’espèce fabulatrice.
Notre mémoire est une fiction. « Cela ne veut pas dire qu’elle est fausse, mais que, sans qu’on lui demande rien, elle passe son temps à ordonner, à associer, à articuler, à sélectionner, à exclure, à oublier, c’est à dire à construire, c’est à dire à fabuler. »
J’aime ce livre de Nancy Huston. J’aime quand elle construit de toutes pièces la vie d’un John Smith, (« voici un homme qui n’est ni ce que l’on appelle réel (il n’a pas historiquement existé), ni ce que l’on appeler fictif (ce n’est le personnage d’aucun roman) ; mettons qu’il est plausible ») à seule fin de nous montrer que notre identité nous vient des histoires, récits, fictions diverses « qui nous sont inculqués au cours de notre prime jeunesse. On y croit, on y tient, on s’y cramponne – alors que, bien sûr, adopté tout bébé à l’autre bout du monde, ayant appris qu’on était australien et non canadien, protestant et non juif, de droite et non de gauche, etc., on serait devenu quelqu’un de différent. »
Or, je ne peux lire ce livre sans penser au travail que je propose dans mes ateliers. Et notamment l’atelier Commencer un récit long, ou dans l’atelier Chantiers.
Dans ces ateliers qui accompagnent à la narration, vous inventez des personnages comme le fait Nancy Huston avec John Smith. Inventer ? Vous les dotez de caractères, de goûts, passions et secrets, histoires, trajectoires… et vous les rendez vivants — aimant ou haïssant, fiers ou soumis ou rebelles, heureux ou malheureux, etc… — en les faisant exister dans des scènes.
- « C’est parce que nous concevons, pensons, rêvons, inventons, racontons inlassablement amour et haine que nous sommes humains. (…) Ainsi l’amour existe-t-il aussi réellement que la haine : parce que l’imagination existe réellement. »
Votre imagination ira peut-être puiser dans les assemblées qu’on abrite… vous écrirez sans vous attarder aux différences de nature entre tous ces êtres fictifs qui nous habitent : « ancêtres, (mes arrière-arrière-grands-parents, Louis IX, Alexandre de Macédoine…), personnages de récits religieux (Jésus, Mahomet, Bouddha…), héros de romans (Robinson Crusoé, Mme Bovary). »
Et moi, texte après texte, je vous écoute inventer.
- « Pensez aux être humains qui vous sont plus ou moins proches, plus ou moins connus : vos parents, voisins et amis, les politiciens de votre pays, les commerçants de votre quartier, les acteurs de cinéma, les foules vues à la télévision… A ceux-là, ajoutez ceux que vous n’avez jamais vus, mais dont vous savez qu’ils existent ou ont existé : les fermiers du Zimbabwe, les ouvriers des centrales nucléaires russes, vos ancêtres, le frère de votre copine, (celui qui vit à Buenos Aires), Alexandre le Grand, les foules d’Italiens mortes de la peste en 1348… De tous ces humains, vous portez en vous une image plus ou moins détaillée, image que vous révisez, retouchez, réadaptez spontanément, automatiquement, chaque fois que vous retrouvez ces personnes ou repensez à elles. »
Dans les ateliers, il ne s’agit pas seulement d’écrire pour écrire, d’inventer pour le plaisir ou la fierté (même si). Il s’agit aussi d’apprendre à vivre en élargissant nos perceptions du monde et des hommes, dans le sens où le roman « nous apprend à réimaginer le monde, à voir la possibilité de changement, et à accueillir cette possibilité dans notre vie. (… ) Il est intrinsèquement civilisateur. »
Civilisateur, oui, le roman l’est ; la fabrique de fictions qu’est l’atelier d’écriture l’est aussi, dans cette recherche de la vérité de l’humain dont parle aussi Nancy Huston lorsqu’elle écrit que la fiction littéraire ne nous dit pas où est le bien ou le mal. « Sa mission éthique est autre : nous montrer la vérité des humains, une vérité toujours mixte et impure, tissée de paradoxes, de questionnements et d’abîmes. »