S’adresser

Une monstrueuse aberration fait croire aux hommes que le langage est né pour faciliter leurs relations mutuelles,

écrit Michel Leiris.

C’est après Noël. Je trouve ces mots de Leiris sur une carte postale achetée lors d’un autre Noël, peut-être. Oui. Les mots parlent rarement la même langue que les actes.

Écrire. S’adresser.

Pierre Michon dit qu’écrire est le contraire absolu de la parole.

Quand on a que les mots dans le silence d’écrire, écrire devient l’acte.
Écrire est cet appel adressé à l’autre absent.

L’aventure du langage

« Écrire, c’est remettre sur le métier les mots rebattus du destin afin d’en tirer la plus belle étoffe. C’est aussi une manière inimitable d’inventer sa liberté. »

C’est Hubert Haddad, dans Le nouveau magasin d’écriture, aux Éditions Zulma ; une mine pour qui anime des ateliers d’écriture — pour l’écriture aussi.

    « On cesse enfin de ressasser l’histoire aveugle qui nous épingle et nous chiffre pour interroger l’espace ouvert d’une langue telle que le silence des livres l’enrichit. Il ne s’agit pas de conforter son ego par des honneurs relatifs mais bien plutôt d’accéder à l’universalité à travers son propre secret, sa singularité, les fragilités crues longtemps inavouables. On ne comprend que ce qui fait résistance. Par l’écriture, l’aventure de vivre s’éclaire d’un effort gratuit vers une autre cohérence, vers soi-même inédit. »

… une source fertile de réflexion sur la posture de celui – celle – qui fait écrire.

    « Intervenant atypique qui envisage le langage comme l’enjeu d’une communication impossible par laquelle inventer un autre dire, l’écrivain se sent d’emblée en complicité avec les traumatisés du verbe et les exclus du discours. Il aurait suffi de peu pour que lui-même fût dévié ou réduit dans son désir d’expression et ce peu ouvre au champ libre de la sensibilité créatrice. Car l’art littéraire a d’avantage à voir avec les exceptions, les formes fautives et les idiotismes qu’avec la règle, cette mécanique de la correction. »

Hubert Haddad

Pieter Hugo, Etre présent, Arles 2021

Avec Edmundo Gómez Mango

« La force du langage est de chercher ce qui n’est pas en lui »

écrit Edouardo Gómez Mango — auteur d’origine uruguayenne exerçant la psychanalyse à Paris — lorsqu’il explore la relation fondamentale que l’homme entretient avec le langage.

    « Le génie de chaque langue est essentiellement musical. Les écrivains sont de grands « oídores », « ouisseurs », des « écouteurs monstrueux », dit Roland Barthes. Ils sont souvent attirés par la sonorité des langues étrangères qu’ils ne connaissent pas. Joyce se rendait à la gare à l’arrivée des trains internationaux, pour écouter furtivement, comme un voleur, les voyageurs qui descendaient et parlaient des langues étrangères. »

Ailleurs, dans un autre livre, ceci, non plus sur le chant des langues mais sur l’eau de l’écriture :

    « Lire, écrire : plus qu’apaiser la nôtre, c’est la soif de l’eau de l’écriture qui semble ainsi s’apaiser ; c’est elle et son courant d’images qui nous enlève, nous déborde et nous dissout ; c’est elle qui boit nos ombres et s’abreuve à nos fantasmes. »

Edmundo Gómez Mango, Un muet dans la langue (Gallimard, Connaissance de l’inconscient, 2009), et La Place des mères (Gallimard, Connaissance de l’inconscient, 1999).
A propos d’Un muet dans la langue, lisez la lettre d’un regretté ami, précieux lecteur, Ronald Klapka : Lettre de la Magdelaine.

Vous pouvez aussi écouter l’auteur parler, sur France Culture, de La place des mères.

A Manosque, pendant Les correspondances, on ouvre les fenêtres sur le vent des mots

L’attention est le creux d’une attente

Ma question, lorsque j’ouvre un atelier d’écriture ou une formation (et cela quel que soit le contexte, quel que soit l’objet du travail), ma question est : saurai-je vous entendre ?

Je vais à votre rencontre avec mes questions, vous les pose ; vous propose de m’adresser les vôtres en retour : l’écriture ? la lecture ? vos attentes ?

Toute rencontre humaine tisse des liens de langage. Entre les personnes qui rejoignent mes ateliers ou formations et moi, va se jouer une expérience partagée de langage.

« Tout langage est recherche intense d’autrui et de soi, relation, expression de la réflexion et du rêve », écrit Claudie Cachard dans un ouvrage cité ici.

Je vous parle d’écriture et de livres. Des liens entre soi, le monde, et le langage — de la possibilité de s’en saisir. Ma parole est une invitation à explorer la langue, je provoque un mouvement vers l’écriture, puis j’attends.

Saurai-je vous entendre ? L’attention naît de cette question, dans le creux de l’attente. J’attends les textes que vous écrivez en lien, ou en écho avec mon invitation à frayer votre chemin dans la langue. Que serait un atelier si les écritures n’y étaient pas reçues par celle ou celui qui les demande ?

« Un lien social, humain, passe par un rapport au langage où le langage vit dans ses deux dimensions fondamentales : comme parole adressée et comme matière polysémique, moyen d’expérimentation et de jeu avec le monde et les autres », écrit Leslie Kaplan dans Du lien social.

Leslie Kaplan parle aussi de la désolation. « Dans la désolation, ce qui est atteint, c’est le lien fondamental humain du langage, la confiance dans les mots, dans la parole de l’autre. »

Accompagner dans l’écriture demande cette attention de qui appelle et reçoit les textes. Soi, les autres. Entre nous, les mouvements et les jeux du langage. Entre nous, l’attention portée aux mots, aux phrases — ce qu’ils nous disent.

« Jouer c’est une expérience créative », écrit Winicott dans Jeu et réalité.

« Il existe un développement direct qui va du jeu au jeu partagé, et, de là, aux expériences culturelles. »

L’atelier restaure la confiance dans le langage, si quelqu’un est là pour donner son attention aux désirs d’énoncer. Alors il devient un espace de jeu partagé où la langue, les recherches de formes et de sens, s’explorent comme « construction du sujet dans son rapport au monde. » (Kaplan)

 

à sa fenêtre

Avec François Gantheret

Écrire, chercher ses mots dans l’extrême diversité du langage… se laisser trouver par les mots.

« Que cherche celui qui écrit ? Dans son mouvement premier, le mot juste, celui qui dirait très exactement, sans zone d’ombre, sans flou et sans reste… qui dirait quoi ? Pour peu qu’il soit écrivain celui-là reste la plume en l’air, au-dessus de la feuille, car ce qu’il a à dire, il ne le connaît pas vraiment ; et même pas du tout. Il tente de donner une forme à une nécessité interne de formuler, de figurer, et tout ce qui lui vient sous la plume n’est jamais, vraiment, “ ça ”. Et le rapport à la parole semble s’inverser. Il ne s’agit bien vite plus de maîtriser les mots, ce sont eux qui s’imposent. Tout écrivain en a, d’une façon ou d’une autre, témoigné : il ne saurait mettre les mots à son service, il est au service des mots. Celui qui vient semble juste, et même le plus exact, et cependant il hésite, et il en trouve un autre et il hésite encore, et c’est un autre qui s’impose, qu’il ne trouve pas mais qui le trouve. »

François Gantheret, Moi, Monde, Mots (Gallimard, Connaissance de l’inconscient, 1996)

Mais que serait le sourire de la Joconde sans les mirabelles du fond de ton jardin ?

Mais que serait le sourire de la Joconde sans les mirabelles au fond de ton jardin ?

Écrire – 1

La relation que nous entretenons avec la langue s’est construite selon une histoire singulière.

Claudie Cachard, psychanalyste et écrivaine, questionnant les langues qui nous habitent et nous construisent, dans L’autre histoire, écrit :

    « L’enfant rencontre, apprend, perd, ignore des langues entre lesquelles il s’inscrit et s’efface, s’élabore et se défait ; langues des parents entre eux, des frères et des sœurs, langues familiales du dedans, langues sociales du dehors, de l’amour et de la haine, du travail, de l’art, et combien d’autres encore… langues qui unissent et qui séparent, construisent et suppriment, langue du monologue intérieur, créatrice et protectrice, langue du dialogue, féconde et vivante, langues riches ou pauvres, mortes ou jaillissantes, langue des affects et de la raison, langues si diverses qu’il faut, pour bien les entendre et les parler, autant de temps, d’attention et d’investissement que pour acquérir une langue étrangère. »

Edmundo Gómez Mango travaille la relation fondamentale que l’homme entretient avec le langage dans Un muet dans la langue :

    « La langue première n’a pas seulement « traduit » les sentiments et les émotions, elle les a forgés et construits, elle les a incarnés. C’est à travers elle que les affects sont devenus humains. »

Écrire convie les langues que nous avons éprouvées, connues, apprises, parfois perdues ; des plus archaïques (la langue musicale et sensorielle dont une mère enveloppe son nouveau-né) aux plus élaborées.

Ces différentes langues ont tissé notre relation singulière avec le langage – nous ouvrant au désir d’expression, aux plaisirs d’explorer les richesses de la langue, de comprendre, de construire nos pensées avec les mots ; nous confrontant aux difficultés de nos énonciations.

J’aime le regard que pose Nancy Huston sur la langue française lorsqu’elle explore, écrivaine canadienne anglo-saxonne écrivant en français, le désarroi et la richesse d’être exilée de sa langue de naissance, dans Nord perdu :

    « C’est une très grande dame, la langue française. Une reine, belle et puissante. Beaucoup d’individus qui se crient écrivains ne sont que des valets à son service : ils s’affairent autour d’elle, lissent ses cheveux, ajustent ses parures, louent ses bijoux et ses atours, la flattent, et la laissent parler toute seule. Elle est intarissable la langue française, une fois qu’elle se lance. Pas moyen d’en placer une. »

J’écris, je cherche mes mots, la musique des phrases. Didier Anzieu écrit :

    « Le style, c’est la personne. »

Écrire, n’est-ce pas chercher, parmi toutes les langues qui nous traversent, sa propre voix ? N’est-ce pas tailler une langue personnelle dans l’héritage commun ?

Accompagner dans l’écriture, c’est écouter les voix dans les textes, les entendre ; c’est faire retour sur la singularité des langues qui se cherchent dans le travail d’écrire.

Summertime, Jackson Pollock, Londres