Je n’avais pas fait le projet de vivre entourée de mots

Je fus longtemps sans savoir qu’écrire – contribuer à l’intelligibilité du monde avec les mots – deviendrait l’un des noyaux qui donnent aujourd’hui sens à ma vie.

Mon écriture, étrangement liée à celles des autres. (Était-ce d’être née fille ? Sœur aînée ?) J’avais été programmée pour prendre en charge les besoins des autres. Cette orientation de mon désir guiderait mes choix de vie, de travail – elle devint l’un des éléments fondateurs de la posture qui me voit inviter ceux qui le désirent à écrire dans mes ateliers, ou en accompagner d’autres dans le retravail de leur manuscrit avant publication.

Je n’avais pas fait le projet de vivre entourée de mots, je n’ai pas répondu au désir explicite de l’enfant qui aurait très vite su, comme de nombreux écrivains le disent, qu’« un jour je deviendrai écrivain ». Non. J’ai plutôt laissé faire le cours mystérieux de la vie sans me demander où il me conduirait. J’ai commencé par dessiner avec passion (la peinture, l’image, ce qui se voit) tandis que j’écrivais caché, dans des journaux intimes, pour penser le monde et chercher sens à ma vie.

J’ai choisi un métier utile, qui me permettrait de gagner ma vie rapidement, un métier qui, sans que je le sache vraiment, me demanderait d’écrire énormément. Je suis donc entrée dans l’écriture sans le savoir. J’écrivais au sujet d’adolescents meurtris que j’accompagnais à s’engager sur leur chemin de vie. Nous cherchions ensemble quelle place ils pourraient occuper dans le monde — je rendais compte de nos avancées à ceux qui avaient pouvoir de décider si les institutions responsables continueraient à veiller sur eux. Ainsi ai-je très vite agi sur le monde par l’intermédiaire des textes dont j’étais l’auteur. Cette posture — être au monde par ses textes — je l’ai retrouvée dès mes premiers ateliers d’écriture.

J’ai tout de suite profondément aimé les ateliers. J’y trouvais solitude et silence pendant les temps d’écriture, et rencontre avec les autres par l’intermédiaire de ce qu’ils donnaient dans l’écriture. Des liens se tissaient au travers de nos désirs partagés pour les textes et pour les livres. La littérature ordonnait en quelque sorte nos échanges. Nous tendions pauvrement nos désirs d’écrire vers elle et ces efforts étaient entre nous gages de respect. L’autre ne surgit pas dans sa présence nue, dans l’atelier ; ce qu’il donne a été transformé. Entre soi et les autres se trouvent les textes, et c’est cela qui fonde l’atelier.

L'art...

Comprendre est une traduction

« Comprendre est une traduction, un travail à faire traverser aux mots de l’autre toutes les couches qui constituent notre manière unique

de donner un sens à ce que dit l’autre en le traduisant dans notre propre langue, celle, singulière, héritée de l’enfance, du pays, de l’histoire, des fantômes qui nous constituent. »

Lorsque j’anime un atelier d’écriture, lorsque je forme des professionnels à développer leur expression écrite au travail, la posture – outre la compétence à faire entrer les personnes dans l’écriture -, repose en grande partie sur la capacité à écouter ce que chacun cherche à exprimer dans ses textes, à le comprendre.

J’aime m’appuyer sur ces fragments de Les morts ne savent rien, de Marie Depussé, pour donner à entendre l’aléatoire de cette écoute :

(Marthe, dans les fragments suivants, est une personne en souffrance psychique accueillie à La Borde, haut lieu de la psychothérapie institutionnelle, où vit et écrit l’auteure.)

« Je sais que lorsqu’elle me demande comment je vais, Marthe s’applique à faire traverser mes mots, en elle, un nombre infini de couches. Elle me dit : « Tu es une intellectuelle et aussi une manuelle, enfin… », et là elle sourit : « … une intellectuelle, plutôt. »

Un jour un petit chat que j’aimais est mort, affreusement. Je courus vers sa chambre, la masse de son corps inerte était tourné vers le mur. Je posai la main sur elle, elle ne bougeait pas. Alors je dis : « Le petit chat gris est mort, Marthe. » Elle se redressa d’un seul coup, me prit la main et dit : « Oh ! Alors, tu ne pourras plus écrire !… » Et elle laissa sa toute petite main sur la mienne. »

Les morts ne savent rien, de Marie Depussé, P.O.L. 2006.

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Accompagner dans l’écriture

Comment dire le métier d’accompagnante en écriture ?
Suis-je animatrice ? Passeuse d’écriture ? Jardinière ?

J’appelle votre écriture, ensemble nous la cultivons, nous en prenons soin.

Je suis à vos côté sur le chemin d’écrire : je connais les obstacles, les techniques, vous montre les passages, vous donne les outils.

Je suis votre lectrice favorable, professionnelle, avertie.

J’écoute les formes et les voix qui se cherchent dans vos textes — je dois ceci à mon amour pour la littérature.

J’écoute aussi ce qui vous pousse à écrire, que vous désirez transmettre, qui parfois ne parvient pas jusqu’au texte — et ceci je le dois à ma pratique de la psychanalyse.

J’adapte mon accompagnement à ce que j’entends de vos projets et de votre désir d’écrire, d’où vous en êtes.

J’écris, j’ai écrit, j’écrirai — c’est avec cette expérience et la nécessité qui me conduit à écrire que j’ai construit la posture qui me permet de vous accompagner, vous.

Ensemble, nous parlons d’écriture.
Votre écriture est le lieu de notre rencontre.

 

Écrire – 1

La relation que nous entretenons avec la langue s’est construite selon une histoire singulière.

Claudie Cachard, psychanalyste et écrivaine, questionnant les langues qui nous habitent et nous construisent, dans L’autre histoire, écrit :

    « L’enfant rencontre, apprend, perd, ignore des langues entre lesquelles il s’inscrit et s’efface, s’élabore et se défait ; langues des parents entre eux, des frères et des sœurs, langues familiales du dedans, langues sociales du dehors, de l’amour et de la haine, du travail, de l’art, et combien d’autres encore… langues qui unissent et qui séparent, construisent et suppriment, langue du monologue intérieur, créatrice et protectrice, langue du dialogue, féconde et vivante, langues riches ou pauvres, mortes ou jaillissantes, langue des affects et de la raison, langues si diverses qu’il faut, pour bien les entendre et les parler, autant de temps, d’attention et d’investissement que pour acquérir une langue étrangère. »

Edmundo Gómez Mango travaille la relation fondamentale que l’homme entretient avec le langage dans Un muet dans la langue :

    « La langue première n’a pas seulement « traduit » les sentiments et les émotions, elle les a forgés et construits, elle les a incarnés. C’est à travers elle que les affects sont devenus humains. »

Écrire convie les langues que nous avons éprouvées, connues, apprises, parfois perdues ; des plus archaïques (la langue musicale et sensorielle dont une mère enveloppe son nouveau-né) aux plus élaborées.

Ces différentes langues ont tissé notre relation singulière avec le langage – nous ouvrant au désir d’expression, aux plaisirs d’explorer les richesses de la langue, de comprendre, de construire nos pensées avec les mots ; nous confrontant aux difficultés de nos énonciations.

J’aime le regard que pose Nancy Huston sur la langue française lorsqu’elle explore, écrivaine canadienne anglo-saxonne écrivant en français, le désarroi et la richesse d’être exilée de sa langue de naissance, dans Nord perdu :

    « C’est une très grande dame, la langue française. Une reine, belle et puissante. Beaucoup d’individus qui se crient écrivains ne sont que des valets à son service : ils s’affairent autour d’elle, lissent ses cheveux, ajustent ses parures, louent ses bijoux et ses atours, la flattent, et la laissent parler toute seule. Elle est intarissable la langue française, une fois qu’elle se lance. Pas moyen d’en placer une. »

J’écris, je cherche mes mots, la musique des phrases. Didier Anzieu écrit :

    « Le style, c’est la personne. »

Écrire, n’est-ce pas chercher, parmi toutes les langues qui nous traversent, sa propre voix ? N’est-ce pas tailler une langue personnelle dans l’héritage commun ?

Accompagner dans l’écriture, c’est écouter les voix dans les textes, les entendre ; c’est faire retour sur la singularité des langues qui se cherchent dans le travail d’écrire.

Summertime, Jackson Pollock, Londres