Atelier d’écriture à Sète

À Sète, fin juillet 2013, festival Voix vives.

Des poètes, des lectures, des voix, des langues, des rencontres, des poèmes…

    « Un poème, c’est de la langue sur une émotion qui rend muet. Il va contre ce mutisme, il est donc bien un exercice de lucidité, d’élucidation. Par les mots, je retrouve un peu prise sur ce qui oppresse. Par les mots, je me décale, je prends un peu de distance, je ne suis plus complètement dedans. »

écouter les poètes

C’est l’atelier Dérive des mots.
Juliette Mezenc lit des extraits de Cambouis en présence d’Antoine Emaz.

    « Le silence provoque une sorte d’implosion du mot ; il pèse surtout en soi et résonne de tous ses possibles de sens, de mémoire. En prose, c’est l’inverse, le mot est d’abord saisi dans un continu, un lié ; il participe au flux, et de ce fait, sa bande passante est réduite à son sens dans la phrase. (…) En simplifiant, on pourrait peut-être dire qu’en vers il y a une saisie verticale du mot, alors qu’elle est horizontale en prose. »

Ensuite Juliette nous invite à écrire.

Puis Annie Mahé-Gibert accompagne chacun dans une découverte de la lithographie et une impression de son texte. Et on les encolle l’un après l’autre sur un grand rouleau qui sera ensuite exposé.

jouer

    « C’est la vie qui va et décide, tranche à travers des formes disponibles. Je prends ce qui me convient, ce qui me fait aller dans la langue, rien de plus. »

 

Éveiller l’écriture

Parmi les récits d’ateliers régulièrement partagés sur remue.net, un m’a particulièrement touchée.

Il commençait ainsi :
« Croire, profondément, parce que je crois en l’écriture, parce que je connais le chemin de vérité à soi qu’elle peut être, que ce travail d’écriture pourrait représenter, pour ces personnes, une expérience de vie, une expérience de sens : écrire, c’est avant tout redécouvrir qu’on a chacun une voix, que cette voix est unique, qu’on a le droit de la faire entendre ; et que, la faire entendre, c’est la faire exister. C’est exister. »

Laurence Tardieu a invité, chaque vendredi dans son atelier, des personnes en souffrance psychique à écrire.

« L’un me dit, un jour : « Je suis coupé de moi. Alors, j’aimerais essayer d’écrire, pour me retrouver. Je ne sais pas si vous comprenez ». Quelle plus belle définition de l’écriture ? Écrire, n’est-ce pas en effet tenter de plonger au plus profond de sa nuit, et tenter d’en extraire un son qui soit sien ? »

J’aime que cette expérience d’écritures partagées ait été nommée : traversée.

J’aime que les mots tressés dans l’atelier conduisent Laurence Tadieu à écrire :
« J’ai simplement un peu la preuve de ce que je sais depuis bien longtemps : que l’écriture peut sauver. L’écriture est un rempart contre le chaos. »

J’aime aussi que l’auteure nous confie ses doutes, ses inquiétudes, les questions rencontrées en chemin, ce cahin-caha de l’écriture éveillée en atelier.

« Et, parce que nous étions dans le vrai, nous étions dans la complexité des choses et des êtres : il n’y avait plus : d’un côté le noir, de l’autre le blanc, d’un côté la maladie, de l’autre la bonne santé mentale, d’un côté la souffrance, de l’autre la joie. Il n’y avait plus le passé contre le présent, ou le présent contre le futur. Il n’y avait plus soi contre l’autre, ou soi contre soi. Nous étions dans un espace-temps dans lequel nous tentions de définir chaque sentiment, chaque émotion, chaque situation, comme nous les avions vécus de l’intérieur, et nous savons bien, nous tous ici, que, de l’intérieur, les couleurs n’ont plus les mêmes noms. Elles sont de tels mélanges qu’on ne peut les définir en un mot. »

J’aime, enfin, que l’écriture, énonçant la vérité et la complexité des êtres, ait encore une fois été assaut contre la frontière – ici entre personnes en souffrance et personnes suffisamment bien portantes.

Francis Bacon à Londres

Écrire le monde avec Bernard Noël

L’écriture de notation saisit le monde tel celui qui écrit le perçoit ; je fais travailler perception et saisie selon l’angle du regard en m’appuyant sur le travail de Bernard Noël.

Donner à voir…

Je m’appuie sur les mots d’Effing, l’aveugle irascible de Moon Palace (Paul Auster), lorsqu’il exige que le jeune homme l’accompagnant dans les rues lui décrive ce qu’il voit : « Sacredieu mon garçon, servez-vous de vos yeux ! Je ne vois rien et vous vous contentez de me débiter des sornettes à propos de « réverbères standards » et de « plaques d’égouts parfaitement ordinaires ». Il n’existe pas deux choses identiques, n’importe quel abruti sait cela. Je veux voir ce que nous regardons, sacredieu, je veux que vous me rendiez ces objets perceptibles ! »

Puis, avec Bernard Noël, j’avance la question du regard. 

« La vue n’est pas un constat, c’est une lecture. Nous lisons le visible tout en croyant regarder la réalité. »

« Ce que nous voyons ressemble à ce que nous pensons comme ressemblent à la pensée du peintre les choses qu’il a figurées sur sa toile. »

Passant par la subjectivité du regard, la saisie sensible du réel permet d’envisager un monde parsemé de signes — décryptable.

« Nous voyons moins le monde que le sens qu’a pour nous la partie du monde que nous regardons. »

Un monde insaisissable dans son entièreté, mais « lisible » par chacun — nommable.

« Ce qui est devant nos yeux, et que nous appelons la réalité, ressemble à ce qui est derrière eux, et que nous appelons la mentalité. Seulement notre mentalité sélectionne, précipite, cristallise, abstrait à une vitesse telle que nous oublions le processus. Avant d’apprendre à parler, chacun de nous a vu. Et c’est du regard que procède la parole. »

Dans les ateliers d’écriture littéraire, nous cherchons comment caractériser les regards.

Énoncer, dire.

« Voir, dit le Petit Robert, c’est percevoir les images des objets par le sens de la vue. Voir, dit Littré, c’est recevoir les images des objets par le sens de la vue. »

De l’énonciation des regards, nous cheminons vers les points de vue, la narration.

« Les mots nous permettent de faire se rencontrer des choses qui jamais ne se rencontrèrent, et cette rencontre irréelle devient la réalité de la pensée. »

Ainsi se travaillent les liens entre monde, regard, et langage. Ainsi chacun peut-il s’attacher à nommer, du monde, ce qu’il perçoit.

« La réalité existe en soi : elle se suffit, elle ignore l’humain qui, faute de pouvoir lui rendre la pareille et contraint d’avoir des rapports avec elle, invente la relation. »

« Maintenant, je suis derrière une table quelconque sur laquelle on a placé une jacinthe. Cette fleur se trouve entre mes yeux et la lumière, qui vient d’une fenêtre proche. Lumière douce. Lumière qui baigne. Soudain, la jacinthe m’apparaît moins chargée de corolles que couverte d’air.
Une fleur d’air. »

fleur d'air

Lire le dossier Bernard Noël de remue.net, notamment : Le fictif et le réel

Comprendre est une traduction

« Comprendre est une traduction, un travail à faire traverser aux mots de l’autre toutes les couches qui constituent notre manière unique

de donner un sens à ce que dit l’autre en le traduisant dans notre propre langue, celle, singulière, héritée de l’enfance, du pays, de l’histoire, des fantômes qui nous constituent. »

Lorsque j’anime un atelier d’écriture, lorsque je forme des professionnels à développer leur expression écrite au travail, la posture – outre la compétence à faire entrer les personnes dans l’écriture -, repose en grande partie sur la capacité à écouter ce que chacun cherche à exprimer dans ses textes, à le comprendre.

J’aime m’appuyer sur ces fragments de Les morts ne savent rien, de Marie Depussé, pour donner à entendre l’aléatoire de cette écoute :

(Marthe, dans les fragments suivants, est une personne en souffrance psychique accueillie à La Borde, haut lieu de la psychothérapie institutionnelle, où vit et écrit l’auteure.)

« Je sais que lorsqu’elle me demande comment je vais, Marthe s’applique à faire traverser mes mots, en elle, un nombre infini de couches. Elle me dit : « Tu es une intellectuelle et aussi une manuelle, enfin… », et là elle sourit : « … une intellectuelle, plutôt. »

Un jour un petit chat que j’aimais est mort, affreusement. Je courus vers sa chambre, la masse de son corps inerte était tourné vers le mur. Je posai la main sur elle, elle ne bougeait pas. Alors je dis : « Le petit chat gris est mort, Marthe. » Elle se redressa d’un seul coup, me prit la main et dit : « Oh ! Alors, tu ne pourras plus écrire !… » Et elle laissa sa toute petite main sur la mienne. »

Les morts ne savent rien, de Marie Depussé, P.O.L. 2006.

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