Écrire le monde avec Bernard Noël

L’écriture de notation saisit le monde tel celui qui écrit le perçoit ; je fais travailler perception et saisie selon l’angle du regard en m’appuyant sur le travail de Bernard Noël.

Donner à voir…

Je m’appuie sur les mots d’Effing, l’aveugle irascible de Moon Palace (Paul Auster), lorsqu’il exige que le jeune homme l’accompagnant dans les rues lui décrive ce qu’il voit : « Sacredieu mon garçon, servez-vous de vos yeux ! Je ne vois rien et vous vous contentez de me débiter des sornettes à propos de « réverbères standards » et de « plaques d’égouts parfaitement ordinaires ». Il n’existe pas deux choses identiques, n’importe quel abruti sait cela. Je veux voir ce que nous regardons, sacredieu, je veux que vous me rendiez ces objets perceptibles ! »

Puis, avec Bernard Noël, j’avance la question du regard. 

« La vue n’est pas un constat, c’est une lecture. Nous lisons le visible tout en croyant regarder la réalité. »

« Ce que nous voyons ressemble à ce que nous pensons comme ressemblent à la pensée du peintre les choses qu’il a figurées sur sa toile. »

Passant par la subjectivité du regard, la saisie sensible du réel permet d’envisager un monde parsemé de signes — décryptable.

« Nous voyons moins le monde que le sens qu’a pour nous la partie du monde que nous regardons. »

Un monde insaisissable dans son entièreté, mais « lisible » par chacun — nommable.

« Ce qui est devant nos yeux, et que nous appelons la réalité, ressemble à ce qui est derrière eux, et que nous appelons la mentalité. Seulement notre mentalité sélectionne, précipite, cristallise, abstrait à une vitesse telle que nous oublions le processus. Avant d’apprendre à parler, chacun de nous a vu. Et c’est du regard que procède la parole. »

Dans les ateliers d’écriture littéraire, nous cherchons comment caractériser les regards.

Énoncer, dire.

« Voir, dit le Petit Robert, c’est percevoir les images des objets par le sens de la vue. Voir, dit Littré, c’est recevoir les images des objets par le sens de la vue. »

De l’énonciation des regards, nous cheminons vers les points de vue, la narration.

« Les mots nous permettent de faire se rencontrer des choses qui jamais ne se rencontrèrent, et cette rencontre irréelle devient la réalité de la pensée. »

Ainsi se travaillent les liens entre monde, regard, et langage. Ainsi chacun peut-il s’attacher à nommer, du monde, ce qu’il perçoit.

« La réalité existe en soi : elle se suffit, elle ignore l’humain qui, faute de pouvoir lui rendre la pareille et contraint d’avoir des rapports avec elle, invente la relation. »

« Maintenant, je suis derrière une table quelconque sur laquelle on a placé une jacinthe. Cette fleur se trouve entre mes yeux et la lumière, qui vient d’une fenêtre proche. Lumière douce. Lumière qui baigne. Soudain, la jacinthe m’apparaît moins chargée de corolles que couverte d’air.
Une fleur d’air. »

fleur d'air

Lire le dossier Bernard Noël de remue.net, notamment : Le fictif et le réel

6 réflexions au sujet de « Écrire le monde avec Bernard Noël »

  1. C’est ainsi que chacun invente le monde et qu’avec les mêmes mots nous ne parlons pas des mêmes choses.
    Merci Claire pour ces réflexions.

    • Merci, Christine. Pour vous cette autre pépite de Bernard Noël :
      “La vie naît de la différence, la relation aussi et la langue elle-même, qui ne dirait rien si les mots étaient identiques aux choses.”

  2. Nous passons notre temps à recevoir de manière passive des informations visuelles (ordinateur, télévision, etc) et nous avons oublié ce que veut dire : “regarder”.
    Merci Claire pour nous rappeler l’essentiel.

  3. Oui, merci de partager avec nous le fruit de tes cogitations !
    Te lire ouvre toujours des portes… et là, en plus, on ouvre les yeux (autrement en tous cas) !
    Chouette et youpi et vivement la suite !

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