Énigme du monde

« Le monde est bien un sphinx qui se tient continuellement devant nous et que nous interrogeons / le sphinx de loin en loin dit un mot de son énigme / dans l’inconnu dense, lourd, qui nous touche, qui nous pénètre et nous enveloppe / une masse claire par rapport à tous les innombrables qui trempent dans le noir de l’espace. »

Alberto Giacometti, Les écrits

Questionner le monde, le pourquoi des choses. Ne pas se lasser de rejoindre l’insatiable curiosité qui nous mobilisait, enfant, à chercher réponse à nos questions.

S’approcher, en cela, de Claude Roy lorsqu’il écrit :
« Un vivant, c’est une énigme qui se pose des questions, un questionneur questionné ».

Ou encore, suivre ce conseil de Bertolt Brecht :
« Rendre étranger le familier, et familier ce qui est étranger. »

Questionner. Ouvrir des brèches dans les savoirs qui nous enferment. Réinventer la lumière et les ténèbres, s’il le faut. Trouver-créer des réponses à nos propres énigmes.

« Le monde est grand mais en nous il est profond comme la mer. »
Rainer Maria Rilke

solitudes

L’attention est le creux d’une attente

Ma question, lorsque j’ouvre un atelier d’écriture ou une formation (et cela quel que soit le contexte, quel que soit l’objet du travail), ma question est : saurai-je vous entendre ?

Je vais à votre rencontre avec mes questions, vous les pose ; vous propose de m’adresser les vôtres en retour : l’écriture ? la lecture ? vos attentes ?

Toute rencontre humaine tisse des liens de langage. Entre les personnes qui rejoignent mes ateliers ou formations et moi, va se jouer une expérience partagée de langage.

« Tout langage est recherche intense d’autrui et de soi, relation, expression de la réflexion et du rêve », écrit Claudie Cachard dans un ouvrage cité ici.

Je vous parle d’écriture et de livres. Des liens entre soi, le monde, et le langage — de la possibilité de s’en saisir. Ma parole est une invitation à explorer la langue, je provoque un mouvement vers l’écriture, puis j’attends.

Saurai-je vous entendre ? L’attention naît de cette question, dans le creux de l’attente. J’attends les textes que vous écrivez en lien, ou en écho avec mon invitation à frayer votre chemin dans la langue. Que serait un atelier si les écritures n’y étaient pas reçues par celle ou celui qui les demande ?

« Un lien social, humain, passe par un rapport au langage où le langage vit dans ses deux dimensions fondamentales : comme parole adressée et comme matière polysémique, moyen d’expérimentation et de jeu avec le monde et les autres », écrit Leslie Kaplan dans Du lien social.

Leslie Kaplan parle aussi de la désolation. « Dans la désolation, ce qui est atteint, c’est le lien fondamental humain du langage, la confiance dans les mots, dans la parole de l’autre. »

Accompagner dans l’écriture demande cette attention de qui appelle et reçoit les textes. Soi, les autres. Entre nous, les mouvements et les jeux du langage. Entre nous, l’attention portée aux mots, aux phrases — ce qu’ils nous disent.

« Jouer c’est une expérience créative », écrit Winicott dans Jeu et réalité.

« Il existe un développement direct qui va du jeu au jeu partagé, et, de là, aux expériences culturelles. »

L’atelier restaure la confiance dans le langage, si quelqu’un est là pour donner son attention aux désirs d’énoncer. Alors il devient un espace de jeu partagé où la langue, les recherches de formes et de sens, s’explorent comme « construction du sujet dans son rapport au monde. » (Kaplan)

 

à sa fenêtre

Comprendre est une traduction

« Comprendre est une traduction, un travail à faire traverser aux mots de l’autre toutes les couches qui constituent notre manière unique

de donner un sens à ce que dit l’autre en le traduisant dans notre propre langue, celle, singulière, héritée de l’enfance, du pays, de l’histoire, des fantômes qui nous constituent. »

Lorsque j’anime un atelier d’écriture, lorsque je forme des professionnels à développer leur expression écrite au travail, la posture – outre la compétence à faire entrer les personnes dans l’écriture -, repose en grande partie sur la capacité à écouter ce que chacun cherche à exprimer dans ses textes, à le comprendre.

J’aime m’appuyer sur ces fragments de Les morts ne savent rien, de Marie Depussé, pour donner à entendre l’aléatoire de cette écoute :

(Marthe, dans les fragments suivants, est une personne en souffrance psychique accueillie à La Borde, haut lieu de la psychothérapie institutionnelle, où vit et écrit l’auteure.)

« Je sais que lorsqu’elle me demande comment je vais, Marthe s’applique à faire traverser mes mots, en elle, un nombre infini de couches. Elle me dit : « Tu es une intellectuelle et aussi une manuelle, enfin… », et là elle sourit : « … une intellectuelle, plutôt. »

Un jour un petit chat que j’aimais est mort, affreusement. Je courus vers sa chambre, la masse de son corps inerte était tourné vers le mur. Je posai la main sur elle, elle ne bougeait pas. Alors je dis : « Le petit chat gris est mort, Marthe. » Elle se redressa d’un seul coup, me prit la main et dit : « Oh ! Alors, tu ne pourras plus écrire !… » Et elle laissa sa toute petite main sur la mienne. »

Les morts ne savent rien, de Marie Depussé, P.O.L. 2006.

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Écrire – 1

La relation que nous entretenons avec la langue s’est construite selon une histoire singulière.

Claudie Cachard, psychanalyste et écrivaine, questionnant les langues qui nous habitent et nous construisent, dans L’autre histoire, écrit :

    « L’enfant rencontre, apprend, perd, ignore des langues entre lesquelles il s’inscrit et s’efface, s’élabore et se défait ; langues des parents entre eux, des frères et des sœurs, langues familiales du dedans, langues sociales du dehors, de l’amour et de la haine, du travail, de l’art, et combien d’autres encore… langues qui unissent et qui séparent, construisent et suppriment, langue du monologue intérieur, créatrice et protectrice, langue du dialogue, féconde et vivante, langues riches ou pauvres, mortes ou jaillissantes, langue des affects et de la raison, langues si diverses qu’il faut, pour bien les entendre et les parler, autant de temps, d’attention et d’investissement que pour acquérir une langue étrangère. »

Edmundo Gómez Mango travaille la relation fondamentale que l’homme entretient avec le langage dans Un muet dans la langue :

    « La langue première n’a pas seulement « traduit » les sentiments et les émotions, elle les a forgés et construits, elle les a incarnés. C’est à travers elle que les affects sont devenus humains. »

Écrire convie les langues que nous avons éprouvées, connues, apprises, parfois perdues ; des plus archaïques (la langue musicale et sensorielle dont une mère enveloppe son nouveau-né) aux plus élaborées.

Ces différentes langues ont tissé notre relation singulière avec le langage – nous ouvrant au désir d’expression, aux plaisirs d’explorer les richesses de la langue, de comprendre, de construire nos pensées avec les mots ; nous confrontant aux difficultés de nos énonciations.

J’aime le regard que pose Nancy Huston sur la langue française lorsqu’elle explore, écrivaine canadienne anglo-saxonne écrivant en français, le désarroi et la richesse d’être exilée de sa langue de naissance, dans Nord perdu :

    « C’est une très grande dame, la langue française. Une reine, belle et puissante. Beaucoup d’individus qui se crient écrivains ne sont que des valets à son service : ils s’affairent autour d’elle, lissent ses cheveux, ajustent ses parures, louent ses bijoux et ses atours, la flattent, et la laissent parler toute seule. Elle est intarissable la langue française, une fois qu’elle se lance. Pas moyen d’en placer une. »

J’écris, je cherche mes mots, la musique des phrases. Didier Anzieu écrit :

    « Le style, c’est la personne. »

Écrire, n’est-ce pas chercher, parmi toutes les langues qui nous traversent, sa propre voix ? N’est-ce pas tailler une langue personnelle dans l’héritage commun ?

Accompagner dans l’écriture, c’est écouter les voix dans les textes, les entendre ; c’est faire retour sur la singularité des langues qui se cherchent dans le travail d’écrire.

Summertime, Jackson Pollock, Londres