L’atelier d’écriture est bien une chambre où se transforment les flux, les bruits, les chocs, les échos qui nous parviennent du monde…
… un monde dont il était difficile de penser qu’il était nôtre, en ce 15 novembre 2015 lorsque nous nous sommes réunis pour le premier week-end de l’atelier Trouver sa voie dans l’écriture, le surlendemain des attentats. Ce jour-là, je vous ai invités à écrire avec Prendre dates, de Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet. Écrire et lire nous ont sortis de la sidération qui s’était abattue sur nos âmes. Vos textes ont pansé la violence impensable — cette plaie dans le tissu social. Nous les avons accueillis avec respect, comme chaque fois.
Un mois plus tard, les mots et images de la communication avaient repris leur activité incessante — quelques penseurs, heureusement, cherchaient sens à l’effraction barbare. Le Monde publiait un mémorial aux 130 victimes des attentats pour « leur donner un visage, raconter qui elles étaient, leur rendre vie à travers ceux qui les connaissaient et les aimaient. »
Prendre langue pour dire ces vies brisées… À mon tour je vous ai proposé d’écrire des vies. Nous ferions, nous aussi, œuvre de mémoire. Contre la mort qui s’abat, implacable et aveugle, nous donnerions vie à des être chers, disparus, en évoquant leur présence dans l’écriture.
Écrire des vies, oui, mais vivantes : « telles que la mémoire les invente, que notre imagination les récrée, qu’une passion les anime. » Ainsi JB Pontalis avait-il initié l’esprit d’une collection qu’il créa chez Gallimard, L’un et l’autre : « l’auteur et son héros secret, le peintre et son modèle. Entre eux, un lien intime et fort. »
Voyez François Gantheret, lorsqu’il suit les pas de Paul Cézanne cherchant à saisir les beautés du grand corps de la montagne Sainte Victoire, dans Petite route du Tholonet :
« Je l’envie. Ce chemin qu’il ne quittera plus jusqu’à sa mort, je sais bien qu’il fut aride, douloureux, décevant sans cesse, et dans quelle solitude il le parcourra. Mais, si tôt dans une vie d’homme, et de façon si certaine, savoir que là est son destin, sa tâche, sa nécessité absolue, douter toujours de l’accomplir vraiment, mais jamais de la route à suivre, et témoigner de ce que l’on découvre, donner à d’autres hommes des yeux qu’ils ne se connaissent pas, et le donner si généreusement qu’ils ne pourront éprouver que la gratitude et non l’envie, voilà ce que j’envie. »
Lisez aussi Dominique Dussidour, lorsqu’elle s’approche des affres de la création chez Edgard Munch dans Si c’est l’enfer qu’il voit :
« Il est le peintre qui a dévié chacun de ses cris jusqu’au bout de ses doigts, (…) le doigt de qui crie en silence car s’il avait commencé de crier il aurait commencé tôt, à la mort de sa mère, à la mort de sa sœur dans un asile d’aliénés, et pourquoi ne crier qu’aux morts, les naissances aussi sont douleurs (…) s’il avait crié à la mort il aurait crié pour tout (…)
S’il avait commencé de crier aucune journée ne lui serait restée pour peindre, voilà la vérité, c’est qu’il en faut, des jours, pour apprendre à peindre, tellement de jours qu’il ne vous en reste plus pour crier, revoilà la vérité, le choix qu’il avait fait à dix-sept ans, il aurait aussi bien noté dans son journal : j’ai décidé de ne pas crier. »
J’avais apporté d’autres livres. Mes clandestines, de Sylvie Gracia, pour les liens qu’elle établit entre sa grand-mère brodant, silencieuse, des draps de chanvre épais et elle-même, écrivaine invisible, « cantonnée dans les marges silencieuses » de la littérature actuelle — pour les liens qui se tissent entre l’auteure et ses clandestines. Liens d’identification, d’inspiration, d’amour et de rivalité, de filiation ; l’une (l’auteure) naissant peut-être de la rencontre avec celles qu’elle fait naître dans l’écriture (ses personnages).
J’avais aussi apporté Pierre Michon, pour ses Vies minuscules et son œuvre, et Belinda Cannonce, avec Le don du passeur (dont j’ai parlé ici) :
« Au tout début de Paris, Texas, de Wim Wenders, on voit un homme marchant le long d’une voie ferrée, seul, le visage buté, mal fagoté, obstiné et ayant l’air, je ne sais pourquoi je le crois, de faire un long voyage bien qu’il ne porte aucun bagage, et d’aller fermement vers nulle part. C’est une des images complexes comme le cinéma nous en offre parfois, et qui prennent aussitôt place dans un recueil très intime et précis. Dans ce marcheur j’ai d’emblée vu mon père — pour l’errance, la solitude et l’ardeur. »
Écrire. Chercher le souffle de la phrase, les détails qui donnent à voir, les mots justes. Penser, rêver une présence. Recueillir les traces qu’elle a laissées, les porter à la page, évoquer…
Ensemble, avec les mots, encore une fois nous avons fait œuvre vivante d’humains, dans l’atelier.