Le chant des pistes

Ça commence par un chant.

Rue du Passage, Quai du Mistral, Traverse Pierre d’Honorine, Rue du Président Carnot, Traverse des Tambours, Rue Louis Roustan, Traverse des Hautbois, Rue de la Pétanque, Traverse des Pêcheurs, Promenade Louis Vaille dit le Mouton, Traverse des Barreurs, Promenade Louis Vaille dit le Mouton, Traverse des Rameurs, Quai du Mistral, Traverse Agnès Varda, Quai du Mistral, Traverse des Jouteurs, Ruelle des Nacelles, Allée du Jeu de Boules, Digue Georges Brassens…

Ça commence par un chant, inspiré du Chant des pistes, de Bruce Chatwin – on nomme les lieux qu’on a habités, les lieux qu’on a arpentés, on amène son monde à l’existence par le chant.

« Nommer, c’est découper. Le géographe, avec sa carte, ou le botaniste, avec sa flore, ne fait-il rien d’autre que de nommer ? Diviser la réalité, transformer cette étendue verte en espace et habitats, ce paysage brouillon en pics et crêtes, vallons et hameaux, n’est-ce pas là son travail ? Flore et cartes sont aussi des lexiques, des dictionnaires. »
Benoit Vincent, GEnove, villes épuisées.

 

On nomme, donc, les lieux qui vont dessiner sa géographie personnelle. On couvre une carte de noms, on les égrène, et parfois on suspend le chant le temps de conter un moment, vécu là, dans ce lieu qu’on vient de nommer, avant de poursuivre le chant.

Bruce Chatwin, dans Le chant des pistes, cite Borgès :
« Un homme décide de dessiner le monde. À mesure que les années passent, il remplit un espace avec des images de provinces, de royaumes, de montagnes, de golfes, de navires, d’îles, de poissons, de salles, d’instruments, de corps célestes, de chevaux et de gens. Peu de temps avant sa mort, il découvre que ce patient labyrinthe de lignes trace l’image de son propre visage. »

Le chant des pistes ? Itinéraire chanté, ou piste de rêves, ou songline. Ces chants forment un vaste labyrinthe de chemins invisibles qui serpentent à travers l’Australie, raconte Bruce Chatwin ; les aborigènes y guettent l’empreinte de leurs ancêtres. Autrefois, “des êtres totémiques légendaires ont parcouru tout le continent au Temps du Rêve. Et c’est en chantant le nom de tout ce qu’ils avaient croisé en chemin – oiseaux, animaux, plantes, rochers, trous d’eau – qu’ils avaient fait venir le monde à l’existence.”

Amener le monde à l’existence par le chant, c’est ainsi que nous commençons l’atelier Lieux – visages du monde, ici, à la Pointe courte, entre l’étang de Thau, le ciel très bleu et le mont Saint Clair, à Sète.

Des géographies personnelles ? Bruce Chatwin en conte certaines, dans Le chant des pistes. Ainsi, celle de la migration des Qashquai, sur la route de transhumance de printemps, dans la province de Fârs, entre Firouzabad et Chiraz.
Voyez :

“Les Qashquai avaient le visage dur et hâlé, la silhouette émaciée et ils portaient un bonnet cylindrique de feutre blanc. Les femmes étaient parées de leurs plus beaux atours, des robes et calicot de couleurs vives achetées spécialement à l’occasion de cette migration. Certaines voyageaient à cheval ou à dos d’âne ; d’autres étaient juchées sur des chameaux, avec les tentes et les mâts. Leur corps montait et s’abaissait en suivant le mouvement de tangage de la selle. Leurs yeux ne quittaient pas la route devant elles.
Une femme vêtue de safran et de vert montait un cheval noir. Derrière elle, fixé à la selle, un enfant jouait avec un agneau orphelin ; des pots de cuivre s’entrechoquaient et un coq était attaché avec une ficelle. Elle allaitait aussi un nourrisson. Ses seins étaient ornés de colliers, de pièce d’or et d’amulettes. Comme la plupart des femmes nomades, elle transportait ses richesses avec elle.
Quelle est donc la première impression de ce monde que ressent un bébé nomade ? Un sein qui se balance et une pluie d’or.”

S’émerveiller

S’émerveiller de ce qui se trouve là, à portée du regard

« Parfois le silence règne, nous sommes paisibles et concentrés, la lumière est belle et notre regard vigilant : alors l’émerveillement nous saisit. D’où vient ce sentiment fugitif ? […] Soudain on vit pleinement, ici et maintenant, dans le pur présent.”

Belinda Cannonne écrit, dans S’émerveiller : “Je m’intéresse à cet état parce qu’il relève d’une sagesse — d’un savoir-vivre à conquérir contre l’agitation de nos jours.”

Un appel à la vigilance, à cet état de réceptivité qui demande de prendre le temps, de s’arrêter, de laisser venir le monde à soi — de cultiver une présence à l’instant.

Tout à coup on voit autrement. « S’émerveiller résulte d’un mouvement intime, d’une disposition intérieure par lesquels le paysage à ma fenêtre ou l’homme devant moi deviennent des événements. »

On peut trouver l’idée ridicule, naïve… Pourtant le livre a été écrit pour résister à l’enténèbrement du monde. “Je n’ai jamais cessé de croire que le monde reposait sur un équilibre, fragile, menacé, de forces néfastes et de forces bénéfiques, qu’il nous appartenait de maintenir, et que viser le bonheur, un bonheur conscient de l’ombre, était possible et sage.”

S’émerveiller des jeux de la lumière entre les feuilles d’un jeune frêne ? Du chant d’un rossignol ? De la bascule qui entraîne les ténèbres vers le retour progressif de la lumière au cœur de l’hiver ? Des riverains amoureux des fleurs qui, à Paris dans le 19°, entourent les pieds des arbres de leur quartier d’un fouillis de plantes et affichent fièrement le mot “jardin” sur des pancartes qui prient les passants de ne pas y jeter leurs mégots ? S’émerveiller du saut dans l’inconnu de ce jeune homme qui, aide soignant dans une institution sociale du Nord, après s’être présenté d’un sonore “l’écriture et moi ça fait trois !”, le premier matin d’une formation aux écritures de l’accompagnement, finit par s’y jeter, dans l’écriture, porté par la bienveillance du groupe et malgré l’agitation qui le traversait, incessante, électrisant jusqu’à ses jambes sous la table — ces jambes qui le portent tous les jours vers tant de corps malades qu’il faut déplacer, soigner, laver ?

Ce qui contrarie l’émerveillement, dit Belinda Cannone, c’est la familiarité — on a trop vu les choses, tant vu de choses… elles ne nous émerveillent plus. “Nous échangeons peu à peu notre capacité d’émerveillement contre la capacité de comprendre, d’affronter, d’essayer de maîtriser le monde dans lequel nous avançons. En perdant de vue sa beauté, son mystère, sa magie.”

“Rien n’est plus simple que de mesurer l’incroyable capacité d’émerveillement des humains. Il suffit d’observer un bébé âgé de quelques mois : tout le fascine, tout le captive. Tout l’enthousiasme. Son corps entier le dit, s’agite, il crie de joie ou de surprise à chaque découverte ou redécouverte. Il veut toucher, sentir, saisir, goûter l’insecte et la fleur, la barbe de son père et le jouet de sa sœur, le tissu des vêtements… Une trentaine d’années plus tard, le changement est saisissant : revêtu d’un costume-cravate ou d’un tailleur de circonstance, l’ex-bébé prend l’avion Strasbourg-Paris, tôt le matin, pour participer à une réunion importante. L’hôtesse de l’air lui sourit elle a d’extraordinaires yeux vert d’eau qu’il ne remarque pas. L’avion passe au-dessus des Vosges pendant que le jour se lève. Depuis le hublot, l’aube sur les montagnes est d’une beauté à couper le souffle. Personne ne la regarde. À part la femme du siège 4A, pourtant habituée au trajet, mais que le spectacle du lever du jour vu d’en haut bouleverse, chaque fois : fascinée, captivée. Émerveillée…”

S’émerveiller ? “Il s’agirait de laisser les choses s’éclairer plutôt que vouloir les expliquer […] ; du choix délibéré, conscient, libre, de refuser l’aigreur, la dureté et la peur pour aborder le monde avec ouverture”, dit Belinda Cannone lorsqu’elle dialogue avec la revue Psychologies, dans le cadre du dossier Ils savent encore s’émerveiller.

Belinda Cannone nous convie à nous émerveiller devant les choses simples, les choses humbles, devant le monde modeste. “La plupart du temps on est pris dans le désir, et le désir c’est le désir de faire, d’agir. Sans lenteur, il n’y a pas d’émerveillement.”

“L’amoureuse concentration
Je regarde la haie, la haie que je connais si bien et qui n’a rien de remarquable […], mais le soleil couchant l’éclaire, et soudain je m’émerveille car je la vois. Mon sentiment n’est pas lié à sa nature remarquable ou surprenante mais à ma capacité de la voir vraiment. C’est-à-dire à la voir pour elle-même, dans la force de son existence, dans sa présence. S’émerveiller, c’est d’abord saisir la présence des choses et des êtres.”

“Se tenir dans un état de présence extrême au monde qui le fait advenir dans son éclat.”

Belinda Cannone était l’amie d’Anne Dufourmantelle. Lisant ses ouvrages, Le don du passeur et L’écriture du désir notamment, je retrouve l’acuité profonde et joyeuse qu’Anne Dufourmantelle portait sur le désir des femmes et des hommes, et sur notre monde.

Avec ces auteures, je vous souhaite de trouver et cultiver vos propres sources d’émerveillement.

 

Il faut créer

« Il faut créer,
au sens de ce qui est requis par la vie pour qu’elle vive,
pour qu’elle puisse se réjouir de la puissance d’agir qu’elle est
et ainsi persister dans son être. »

Ainsi l’énonce Paul Audi dans Créer, un ouvrage découvert grâce au site de Pierre Hébrard (merci pour cette trouvaille !) : Translaboration.

Tout d’abord saisie par le caractère injonctif de ce « il faut », j’ai fini par me rendre à l’évidence. Oui. Avec Paul Audi je dis : « Il faut créer ». Je le dis depuis ma posture de passeuse et d’accompagnatrice ; depuis l’habitude de faire poids, dans mes ateliers, par mes paroles et mes actes, du côté des forces favorables – qui nous poussent à faire du neuf, créer – contre les forces destructives – qui surgiront pour nous convaincre de notre incapacité, nous détourner vers d’autres tâches prétendument plus utiles, nous empêcher.

(J’ai déjà parlé de cela ailleurs.)

Kafka le disait autrement :

    « Dieu ne veut pas que j’écrive, mais moi je le dois. »

Oui, il la faut, certains jours, la force assertive de ces phrases, pour soi-même comme pour les autres, pour soutenir l’élan à créer.

Quels étonnants endroits, ces ateliers d’écriture. Ces lieux où écrire et être à l’écoute des textes est le plus important. Ces espaces où l’écriture se fait et se parle, se cherche, se travaille — où l’on joue avec les mots, les phrases, les images, le sens, le souffle de la langue.

Oui, je crois que créer nous garde vivants, nous tient éveillés, ouverts — nous sort de nos ornières.

    « Écrire et exister sont une même tâche obscure et une même évidence. Écrire creuse le mystère. Il s’agit de tenter de formuler cette énigme qu’est l’existence humaine, par tous les moyens, des plus sophistiqués au plus rudimentaires. Le sens de la littérature est là. Il demeure là, en dépit de toute l’histoire passée et des pages accumulées. »

Ici, c’est Jean-Michel Maulpoix, déjà cité au sujet de la lecture.

Écrire. Entrer dans le vivant de la recherche de sens. Questionner le monde, questionner la langue et chercher, dans la littérature et en soi, les formes d’une énonciation personnelle. La langue rapporte le monde, avec lui les questions, et l’appel.

Jonas Kamm, Les habitants, Arles 2021

Absence

Un ami disparaît

Pierre Bernard tricotait des formes étranges.


Il lui est arrivé d’écrire sur son travail. Lisant ce qu’il écrivait de son processus de création, j’ai pensé à l’écriture – ce qu’elle inscrit de notre présence au monde.

Pierre Bernard
Présence
« Lorsque l’on tricote, l’action se passe sur une surface très petite, de l’ordre de quelques mm2, ce qui est peu par rapport à la surface de notre corps. Il y a une forme de triangulation entre les mains qui ressentent, les yeux qui regardent les mains au travail et l’esprit qui reste vigilant et conduit l’opération. Le corps est comme fixé d’une manière ponctuelle par le travail en cours mais il est en même temps libéré à partir et au-delà de ce point focal.
Il me semble que cette présence (…) étend ses qualités au fond de soi en nous installant dans une disponibilité élargie au monde. Présence en même temps flottante et tendue. »
© Pierre Bernard

Toutes ces mailles comme autant d’inscriptions ; tous ces ouvrages comme autant de traces de sa présence.

Aujourd’hui, Pierre s’est retiré du monde.
Son œuvre, elle, vit encore.