La robe blanche

Écrire un livre qu’on ne connaît pas.

J’écoute Nathalie Léger sur France Culture. Après L’exposition, après Supplément à la vie de Barbara Loden, elle vient de publier La robe blanche, toujours chez POL. Elle dit la crainte de ne pas parvenir à quelque chose dont on a l’idée, lorsqu’on écrit.

Nathalie Léger parle du destin tragique de Pippa Bacca, performeuse italienne qui a inspiré son dernier livre. Pippa Bacca, partie en auto stop sur les routes entre Milan et Jérusalem, vêtue d’une robe de mariée. Morte assassinée pendant cette performance, à trente-trois ans.

Nathalie Léger parle de l’écriture. Elle dit : “C’est dans l’écart entre l’intuition de ce à quoi on veut arriver et l’extraordinaire difficulté pour y parvenir que ça se tient, me semble-t-il.”

Et dans le livre, tandis que l’auteure écrit, tandis qu’elle cherche à saisir le mystère de cette femme qui part sur les routes porter une image de la bonté — “ce petit geste vers l’autre qui relève de l’éternité. Et peu importe qu’elle se soit trompée” –, la mère de l’auteure n’arrête pas de lui demander de raconter son histoire à elle, de la venger.

“Les larmes. Pleurer. Tu peux me défendre. Me venger.”

“Un vieux désordre derrière tout ça. Tes efforts pour mener un train de maison. La lecture des magazines. Les fiches cuisine. Les réunions Tupperware. Parfois un congrès. Les cris encore, et la nuit. Tes efforts pour cacher la mélancolie ancienne, dissimulée, non, laisse-moi, c’est ça aussi, décrire, tes efforts pour cacher la mélancolie ravageuse qui te saisissait sous la forme modeste d’une déférence inquiète à l’égard de l’existence, ta souffrance déguisée en gentillesse, ton goût exaspérant pour le renoncement. Tu n’étais pas vraiment là.”

Chaque phrase, dans son élan, et dans sa retombée, à chaque instant du geste d’écriture, vient dire quelque chose que la narration se propose de raconter. Ce réseau d’échos constitue le geste d’écrire.

Écoutez Nathalie Léger, dans Par les temps qui courent, sur France Culture.
Lisez La robe blanche.

Toi, tu as cette langue ?

“La langue que je trouve entre les pages de certains livres me maintient en vie”

Dominique Sigaud, dans Dans nos langues (Verdier, 2018), tisse des liens entre les différentes langues qui nous traversent et nous construisent. Elle raconte la recherche de son propre lieu d’énonciation, le besoin de désenclaver la langue des codes journalistiques pour atteindre cette autre langue qui naît dans l’écriture, qu’on trouve dans certains livres, qu’on trouve dans le sien – la littérature consolatrice.

    “ces récits me sauvent, témoignent de l’existant, c’est donc que je n’ai pas tout inventé, le monde ne se résume pas aux formes évidées du bavardage, il existe bien une épaisseur, un axe, quelque chose qui traversant la réalité, en témoigne, quelque chose dont je connais le goût, que je ne retrouve pas dans ma propre existence, ne sais pas produire, ne retrouve intégralement qu’entre les pages des livres”

Oui. La langue qu’on trouve dans les livres, celle qui naît dans le silence d’écrire agit bien comme un baume. Cette langue que Patrick Autréaux nomme La voix écrite.

Dominique Sigaud raconte qu’elle proposait de découvrir leur propre langue à des adolescents qui se déconsidèrent, en ateliers d’écriture. Elle se présente, elle dit : “Pas un sans langue, chacun la sienne.” Et, debout devant eux : “ni celle de la famille, ni celle de l’institution.”

Chacun sa langue est donc l’énoncé qui invite les adolescents à sortir des formes évidées du bavardage pour entrer dans la recherche de leur propre langue. Alors nous découvrons cette adolescente qui se redresse lorsqu’elle lit son texte tout juste écrit : “la première fille se lève pour lire son texte. Elle est rougissante. La main est peu sûre, la voix, le corps. Silence autour d’elle. On attend. Ce qu’elle va lire, personne ne l’a encore jamais écrit. Ces phrases, je ne les ai jamais lues.
Parfois sa voix casse au milieu, pleure. Quand c’est fini, il y a un silence à nouveau. Les regards vers elle. Parfois les applaudissements. Et puis « c’est toi qui as écrit ça ? »

Toi, tu as cette langue ?

Ces langues qui se cherchent dans l’écriture… “Il ne s’agit pas de conforter son ego […] mais bien plutôt d’accéder à l’universalité à travers son propre secret, sa singularité, les fragilités crues longtemps inavouables”, écrivait Hubert Hadad.

Toi, tu as cette langue ?

Ces langues qui se cherchent aussi dans les ateliers. Ces ateliers ouverts aux langues singulières que vous y énoncez.

Je vous ai lu Dans nos langues, à vous qui me rejoigniez en fin d’après-midi dans notre atelier de la Pointe courte, pendant les Voix vives, à Sète. Je vous ai donné à entendre cette langue tandis que vous cherchiez les vôtres, je vous ai lu le récit de la rencontre avec ce lecteur qu’est l’éditeur d’un texte — alors que nous cherchions la juste posture pour accueillir les textes nés dans l’atelier.

    “Texte refusé partout. Sauf un. À Partir de lui, tout change ; on est deux désormais à considérer que cet objet purement fictif existe.
    Cet homme a entre les mains la matière que j’ai mise dans l’enveloppe. La même. À partir de là néanmoins quelque chose diverge, ni lui ni moi n’y pouvons rien ; il est impossible qu’il lise mon récit comme je l’ai écrit. Je peux tenter de trouver les mots pour lui faire entendre, lui montrer, lui faire éprouver ce que je voudrais qu’il voit entende éprouve, je ne peux pas plus. Cet homme lit dans sa langue ce que j’ai écrit dans la mienne. L’écart ne peut être rattrapé. Jusque là j’ai cru que nous lirions le même texte. Tout l’apprentissage va consister à se faire à l’idée que non.
    Ce que je découvre de nos écarts de langue, cet homme le sait déjà, a une capacité à lire les langues qui ne sont pas les siennes, au point d’en saisir ce qu’elles tentent de dire, l’objet de ces textes, leur intention, ce vers quoi ils tendent. Il va voir ce que j’ai écrit davantage parfois que je ne le peux moi-même. Ce que je voulais faire. Il va voir le texte où il m’a échappé, glissé, disparaît parfois, s’effondre ; retrouver le texte sous les rochers effondrés.
    Très vite, il me demande d’en enlever là où je l’ai en quelque sorte surchargé de mots intentions images comme pour le recouvrir, empêcher qu’il apparaisse ; l’avoir écrit et en même temps obstrué. C’est l’apprentissage suivant : comment ce qu’on désire écrire, peut devenir parfois ce qu’on s’empêche d’écrire. De la langue qu’on empêche d’apparaître. Maintenant je le sais, ça ne change pas, écrire lutte entre des formes opposées en soi. Ce que profondément je désire écrire, ce qui y fait barrage.
    Cet homme, éditeur, me donne à voir, auteur, où se tient mon propre texte, où et comment aller le chercher.”

Ce qui empêche la langue d’apparaître, les décombres qui obstruent un texte, le bavardage dont on voudrait le recouvrir… tout cela, j’essaye de vous le montrer, dans l’atelier. Avec ma langue singulière de lectrice, vous dire ce que j’entends de la vôtre, de langue, dans les récits tout juste écrits. Vous le dire, vous le signifier. Vous désigner ce qui, d’une voix, s’inscrit dans la langue écrite.

    “J’entraperçois sans rien en savoir encore ce qu’énonciation et liberté ont d’essentiel en commun. Que c’est l’enjeu même de la langue, de ce qui se dit, de ce qui s’écrit. […] Un plaisir étonnamment profond. L’inverse du bavardage. […] Un livre ne peut contenir le déchet de la langue que nos parlers, eux, peuvent difficilement éviter. Un livre ne souffre pas de l’impréparation des parlers, […] la langue ne lui échappe pas comme de nos bouches.”

Une chambre de rêves et d’écriture…

Quelle belle métaphore pour l’atelier à venir !

« On aime dire : j’ai gagné du temps, comme si ce gain pouvait nous satisfaire […] Ce gain imaginaire, il se distille partout, mais insensiblement, en nous faisant croire que nous disposons d’un surcroît de désir. Projetés dans le faire, dans l’accumulation de biens et l’agitation de vies urbaines soumises à des rythmes et contre-rythmes multiples, nous nous séparons insensiblement de nous-mêmes. A l’opposé de ce mouvement qui nous porte à l’écoute, cette écoute flottante que l’on peut avoir pas seulement dans un cabinet d’analyste mais dans l’existence, et qui, proche de la méditation, serait une manière d’envisager le réel sans violence mais en s’y laissant affecter. Dans ce mouvement, en effet, il y a du temps perdu. Inévitablement, c’est-à-dire de la flânerie, de l’ennui, de l’insomnie, tous ces intervalles qui ne servent à rien et pourtant se traduisent en état d’être, en inquiétude, parfois en errance. […] Loin que le temps nous soit intérieur, c’est nous qui habitons le temps, c’est nous qui nous déplaçons en lui, comme dans un milieu virtuel où coexistent, dans une profondeur obscure, tous les degrés de la durée. Se laisser flâner au hasard, se perdre dans une ville que pourtant on connaît […] oublier un rendez-vous, prolonger l’insomnie jusqu’au matin, se réconcilier pour un temps avec nos fantômes – sont autant qu’on arrache à une économie des liens qu’on voudrait régler autant que notre « emploi du temps » ; et cette incapacité éprouvante de nos heures nous ramènera insensiblement vers la petite enfance, les temps du jeu et de l’éveil, des cabanes et des fous rires, vers l’inquiétude aussi, quand le temps s’étirait aux confins du jour dans une projection insaisissable de durée. Que veut dire demain quand on a quelques mois ? Demain comme hier est un continent où la promesse, « je reviendrai » est le seul point fixe (la voix, l’invocation) qui fait sens pour l’enfant, lui donnant la force d’attendre et de faire de ce temps de l’attente, un refuge, une chambre de rêves et d’écriture d’où il peut explorer le monde. »
Anne Dufourmantelle, Éloge du risque

Oui, l’atelier est bien un temps où flâner au hasard des mots — un temps dédié à la rêverie et au jeu qui ouvrent les portes insoupçonnées de l’écriture.

Voir Prendre soin des écritures avec Anne

Anne Dufourmantelle

Stupéfaction d’apprendre, ce vendredi 21 juillet 2017, la mort accidentelle d’Anne Dufourmantelle, à l’âge de 53 ans.

Morte alors qu’elle cherchait à sauver des enfants d’une mer mauvaise — elle qui avait tant écrit/parlé du sacrifice. Sa mort fait tomber le couperet d’une fin brutale sur son œuvre. Il n’y aura plus d’autre livre, jamais.

La lecture tisse d’étranges liens avec celles et ceux qu’on apprend à connaître, de livre en livre. La voix d’Anne Dufourmantelle était, parmi celles de mes compagnons auteurs, une présence vive, amicale et nécessaire, depuis ma rencontre avec Éloge du risque. Ce livre, offert par une amie alors que je traversais une période de grands bouleversements, m’ouvrit une première fenêtre sur la pensée de celle qui, philosophe, psychanalyste et écrivain, questionnait le rapport entre fatalité et liberté.

    « Il ne suffit pas d’être né pour être vivant.
    Quitter sa famille, son origine, sa ville natale, le déjà-vu et l’assurance d’une familiarité sans fracture – quelle vie singulière n’est-elle pas à ce prix ? D’être infidèle à ce qui vous a été non pas transmis par amour mais ordonné, psychiquement, généalogiquement, sous peine de destitution. L’épreuve initiatique d’une seconde naissance sera toujours et plus que jamais nécessaire. Il nous faut partir, nous défaire de nos codes, nos appartenances, notre lignée. Toute œuvre est à ce prix. Et tout amour je crois. »

Éloge du risque

De cet ouvrage, Anne Dufourmantelle disait : « j’ai voulu écrire un livre d’amour et d’émancipation. » Le couple amour et émancipation est le premier signe que je cueille, dans le sillage de sa disparition.

    « Nous nous trompons de guerre, nous sommes les soldats perdus d’une cause oubliée. La cause désespérée, toujours si vive, de l’enfance. La pure perfection de l’enfance dont les blessures mêmes nous rendent nostalgiques. Là se sont inventées nos premières terreurs, nos premiers dessins d’ogre et de ciels, nuits sans sommeil armées de promesses qui ne seront pas tenues et que nous réclamerons comme un dû des années durant sans que personne n’y puisse rien, pas même le psychanalyste soucieux qui vous écoutera sans vous interrompre, des années durant, et à qui le chemin de ces cailloux blancs mangés par le vent, les oiseaux, la solitude, l’oubli, échappera aussi. Le mystère est que cela ne nous quitte pas. Ce territoire-là, que délimitent, très précisément, nos peurs. (…) On a peur d’être abandonné, trahi, peur de ne plus être aimé, de ne plus pouvoir aimer, on a peur d’avoir froid, d’avoir faim, d’avoir mal, on a peur d’être seul, peur que le vie passe sans qu’il ne se soit rien passé. »

Pendant les jours sombres qui suivirent la nouvelle de sa mort, j’ai tenté d’adoucir ma peine en lisant sur la toile les témoignages de celles et ceux qui l’avaient aimée, connue — notamment celles et ceux qui travaillaient avec elle aux Chroniques philosophiques de Libération.

    « Plus fort que nous
    Si nous écrivons ici quelques mots, (c’est) pour toutes celles et tous ceux qui sont en train d’entendre retentir en eux la nouvelle de la disparition d’Anne Dufourmantelle (…) Nous pourrions tenter chacun à notre manière de dire ce qui nous frappait dans ce qu’elle disait et que nous entendions, et pourquoi cela rejoignait non seulement le secret le plus intime de chacun, mais aussi le secret d’une génération, d’une époque et d’un monde (…) On dira plus tard comment et pourquoi, mais on peut dire déjà pourquoi cela concerne tout le monde, cet accent de vérité, et pourquoi il faut le chercher pour tout le monde contre ce qui dans le monde et ses bruits le recouvre, (…) oui, comme elle faisait ici même dans les pages de ce journal, dans ses “chroniques philosophiques”, aller chercher et dévoiler le mensonge qui étouffe cette vérité et aller chercher parfois aussi, à l’inverse, les actes et les paroles qui, dans le monde et la société, font entendre cet accent et cette vérité (…) Oui, elle faisait entendre cela dans ses chroniques ici même, et c’est bien ce qui nous autorise à dire que ce “nous” dont nous nous autorisons ici n’est pas un “nous” fermé, formé, pas un groupe mais est profondément ouvert, inconnu et inattendu : ses lecteurs et ses amis inconnus, avec qui nous voulons seulement continuer à partager (…) cette vérité et cette amitié, et ce sourire large et doux et ferme et tenace et tendre et inquiet, et ce refus et ces refus qu’il faut continuer à porter et à partager, (…) partager cette nouvelle qui nous sidère mais qui ne peut nous laisser muets car nous devons la partager et la partager encore, pardonnez-nous mais c’est que voyez-vous, c’est plus fort que nous. »

Frédéric Worms, Professeur de philosophie à l’École normale supérieure, sur Libération

Dans ses chroniques philosophiques, Anne Dufourmantelle mettait des mots sur la violence singulière de notre époque ; elle traquait « ces lignes de mutations qui se déplacent sous nos yeux et que nous avons du mal à penser ». Disparition de la sublimation, servitudes volontaires, perversion du langage, sentiment d’insécurité… elle dégageait, sous les discours ambiants, des aires signifiantes pour la pensée.

« La pensée est d’abord une hospitalité de l’intelligence du monde et de la vie. Un devenir secret du monde. » (Défense du secret)

    “Cette confusion entre les qualités d’un être et ses performances est bien le fait de notre époque où l’approche économique (rentable, comptable) prime sur toute autre, y compris sur ce que le vivant a de plus précieux. Ne parle-t-on pas aujourd’hui d’élèves de maternelle à « haut potentiel » ainsi que toutes les DRH du monde le font de certains membres d’une entreprise ? L’évaluation est devenue tyrannique, un outil de management incontournable, un mot d’usage public qui sert insidieusement la dévaluation, le contrôle des individus et la délation. Il s’agit de savoir plaire, et non de savoir. Il y avait la servitude volontaire, il y aura de plus en plus la volonté de servitude. »

Libération 22 juin 2017

    “Perversion du langage
    Quand les mots échangés disent le contraire de ce qu’ils sont censés dire, la société se retrouve dans une impasse, confrontée à une colère sans fin. (…) On sort de la colère par le langage, le dialogue avec l’autre pour obtenir la reconnaissance de la légitimité de son point de vue. Et là, nous nous heurtons à une difficulté pratiquement insurmontable dans notre société, c’est la perversion du langage. (…) On dit « réaliste » quelqu’un qui se conforme à l’idéologie dominante, on dit « évaluer » quand, en réalité, on dévalue en encourageant la délation, on appelle « progrès » toute transgression quelle qu’elle soit, on parle « de protéger les gens » quand, en réalité, on les contrôle, (…) on dit « se mettre en disponibilité » quand on est placardisé en entreprise et que celle-ci ne licencie pas mais se « restructure », on appelle « réforme » des dérégulations et « révolution » l’actualisation de l’hégémonie économique sur la politique. (…) Si les mots ne sont pas communs, si les mots n’ont plus de sens, le socle d’une compréhension commune disparaît, et nous nous retrouvons dans une société bloquée. (…) C’est aux individus de refuser cette perversion pour retisser un dialogue efficient, qui convertit la colère non pas en haine mais en relation de deux intelligences loyales.”

Interviewée par Philippe Douroux sur Libération

La recherche de vérité, la prise de risque, « la douceur dans le regard et la puissance dans la pensée, cette capacité à combiner la philosophie et la psychanalyse ; la plume incandescente qui des romans à la direction d’une collection de psychanalyse L’autre pensée (Stock) n’a cessé de nous emporter par et dans les mots. Anne Dufourmantelle réfléchissait le monde et le monde après elle s’assombrit, comme décline le ciel des Idées. Notre tristesse est inconsolable, » écrit Elsa Godart, philosophe, psychanalyste, dans Psychologies :

    “Une lumière s’éteint. Je me souviens de nos échanges à propos d'”Éloge du risque”, où Anne Dufourmantelle me confiait sans équivoque : « je pense qu’il n’y a pas de “petits risques”, que souvent une révolution intime vient d’infimes changements, et quels que soient les domaines dans lesquels s’inscrivent ces changements, couple, famille, travail, ils sont la première brèche d’un beaucoup plus grand bouleversement. C’est la liberté qu’il nous est douloureux de choisir, car elle implique un chemin de vérité (et jusqu’à quel point supporte-ton la vérité ?) et la perte de repères assurés, elle nous demande de commencer par faire le vide, parfois, pour retrouver ce qui anime notre désir au plus profond. Tel est le risque, peut-être en son essence, être intensément vivant, c’est-à-dire s’exposer à des vraies émotions, des vraies pensées, un vrai amour, et cela ne se fait pas sans traverser fragilités et épreuve d’une certaine solitude, mais pour une amplitude plus grande, plus vive, dans son rapport à la vie et à l’amour. »

Ce risque d’être intensément vivant  jusque dans la mort – c’est celui que cette femme qui illuminait le paysage intellectuel français a osé prendre pour venir porter secours à deux enfants.

Combien de fois, cherchant les traces qu’inscrivait sa mort sur la toile, ai-je lu le mot douceur ?

    « Anne Dufourmantelle, c’était une rencontre. La sérénité lumineuse, et la douceur qui se dégageaient d’elle n’étaient jamais mièvres mais semblaient toujours une grâce conquise au contact de la fragilité et d’une extrême sensibilité à la souffrance. Secrète et poétique, elle créait un espace où les mots avaient la puissance et la texture incantatoire du rêve, pour saisir les variations les plus infimes de la vie sensible. »

Charlotte Casiraghi, présidente des Rencontres philosophiques de Monaco

Douceur. Le mot a désigné une nouvelle ouverture, montré un nouveau chemin. Oui, c’est bien la douceur qui me lie à la voix que je connais dans ses livres, que je reçois la lisant — cette douceur dont elle disait : « Je crois que la puissance de métamorphose de la vie elle-même se soutient de la douceur. » Une douceur qui me parvient, relisant ses livres, comme m’approchant d’une source. « De l’animalité la douceur garde l’instinct, de l’enfance l’énigme, de la prière l’apaisement, de la nature, l’imprévisibilité, de la lumière, la lumière » écrivait-elle dans Puissance de la douceur.

    « J’ai voulu montrer que la douceur était aussi une puissance, une vraie force qui accompagne et porte la vie. Ce livre est écrit comme une courte méditation, on peut musarder à l’intérieur, y flâner comme on traverse un jardin. »

Écoutez-la parler ici de Puissance de la douceur

Musarder, flâner, et sentir, touche après touche, se confirmer la force de la douceur telle que nous la raconte Anne Dufourmantelle.

    « Le raffinement coexiste avec la douceur dans l’artisanat. C’est la manière dont le bois est sculpté, travaillé, la subtilité d’une couleur, le déroulé d’une courbe dans le baroque tardif. La douceur semble incrustée dans le geste, déposée avec lui dans la matière. Il fallait cinq mille couches de laque pour faire un meuble à la cour impériale de Pékin. Il est dit, dans les textes, que le toucher devait avoir la douceur de la pluie et la finesse d’un cheveu d’enfant. Douceur de la soie, du verre poli, de l’argent filé, de la panne de velours, de la peau qui s’en revêt, de l’œil qui les contemple. »

Et ceci, en clôture du livre :

    « Un jeune Italien a été enrôlé dans l’armée de terre italienne pendant la Première Guerre Mondiale. Depuis des mois, il sa cachait avec ses hommes dans la montagne. Ils n’avaient presque plus de vivres. L’ordre était de défendre le col, quoi qu’il en coûte. Avec un sentiment d’absurdité qu’il tentait de cacher aux autres, il tenait un journal de bord. Un soir, il perçut un mouvement de troupe de l’autre côté de la faille qui séparait l’étroite vallée et pensa que tout était perdu. L’offensive aurait lieu le lendemain matin, c’était certain, et ils n’auraient pas assez de munitions pour tenir. Cette nuit-là, il décida, à l’insu de ses camarades, d’aller faire une incursion au plus près du camp ennemi. Arrivé à mi-chemin, et au moment où il allait rebrousser chemin, il entendit une chanson s’élever d’un gramophone. La surprise le retint. Il en fut si bouleversé qu’il décida de s’avancer à découvert, un signe de reddition à la main. Il fut immédiatement capturé et amené à l’officier de l’armée allemande. Le disque tournait toujours. Ils connaissaient tous deux sa mélopée. La voix qui s’élevait était d’une douceur irréelle. L’officier s’entretint toute la nuit avec cet homme. Celui-ci tenta le tout pour le tout, expliqua leurs positions, leur mort certaine et mit leur sort entre ses mains. L’officier le laissa repartir au matin. Et ne donna jamais l’assaut. Il repartit par l’autre vallée, leur laissant le temps de se replier eux-mêmes et de leur échapper. C’est une histoire de douceur. »

Sur le chemin de ces journées d’après sa mort, il y eut rencontre plus grave. Ce premier roman écrit après vingt-et-un essais — premier roman qui devient, après sa mort, le dernier livre : L’envers du feu. Trouvé sur les routes de l’été, lu avidement dans l’émerveillement d’une écriture transformant passion de l’élucidation et de l’enquête en polar analytique… Un roman des origines raconté dans le cadre d’une psychanalyse intensive, voilà pour la cadre. Un roman qui aborde « la vérité et les mensonges, les semblants, les faux semblants, et le monde du hacking ; la dimension psychanalytique m’a permis d’explorer ce que serait une plongée très intense dans l’inconscient. »

    « Par des insomnies rebelles, je me suis dit que les essais seraient ennuyeux à retrouver chaque nuit, il me fallait des personnages » raconte Anne Dufourmantelle qu’on peut écouter ici.

Une merveille. Le dernier livre.

    « Elle pense à son premier analyste. Il lui avait réappris la confiance. Très doucement, avec une patience infinie, il l’avait sortie des ruines. Ensemble, il les avaient retraversées, apprivoisées, nommées. Il abordait l’inconscient en chercheur comme on évalue la trajectoire d’une météorite, se confrontant aux compositions secrètes de la matière, de la lumière, de l’espace. Pour lui, le plus intime ressort du psychisme était à étudier comme une galaxie lointaine dont les informations vous arrivent déformées et imprécises, sans jamais perdre de vue le mystère de son destin. Il lui avait permis d’accéder au courage. »

De cette psychanalyse qui irrigue son œuvre, Anne Dufourmantelle dit qu’elle “reste scandaleuse”, lorsqu’elle répond aux questions de Laure Leter dans Se trouver.

    “Le dévoilement par un sujet de ce qu’il ne voulait pas savoir de lui-même et de la lignée dont il vient est un parcours de type initiatique, dangereux, courageux, avec des épreuves. (…) On ne revient jamais d’aucun voyage, car celui qui revient n’est plus le même. Ce dépaysement que nous allons chercher sur d’autres territoires, d’autres lumières, d’autres parfums, est un subtil et nécessaire exil intérieur. L’analyse brusque nos accoutumances, nos acquis, nos défenses : nous allons y questionner tout ce que nous pensons déjà, savons déjà, anticipons, tous ces refuges construits contre l’inespéré.”

Dans cet ouvrage elle nous ouvre, avec des mots limpides, à la conscience des nouvelles maladies de l’âme de notre époque — la solitude affective, l’angoisse, les fatigues banalisées qui se transforment en burn out ; elle dégage les figures actuelles du narcissique et de son dangereux compère, le pervers narcissique, tout en nous invitant à “quitter les ruines ou sortir des silences”.

    « La vie n’est pas le moi ni même notre existence. Elle est “or” ou “source”. Obstruée (la source), enterré (l’or), déterminant notre existence, fléchissant nos actes, armant nos intentions, irriguant nos pensées, sans que nous y ayons accès. Et pourtant c’est nous qui menons la danse. Cette vie est la nôtre, et dans la méconnaissance radicale de notre désir, il y a tant de souffrance. Et si peu de liberté. Il est donc urgent de l’entendre, cette vie secrète, de reconnaître sa ligne de chant dans le bruit ambiant, de dégager son rythme, sa puissance, sa tonalité, sa singularité, pour n’être plus – comme le dit souvent la langue française – soi-même “au secret”, c’est-à-dire au cachot.” “Défense du secret”

Je voudrais écrire encore, vous parler d’autres livres… Mais, espérant vous avoir transmis un peu de la douceur que je reçois avec la clarté de la pensée d’Anne Dufourmantelle, espérant aussi vous avoir donné désir d’entrer dans son œuvre sensible, je préfère lui donner encore une fois la parole, cette fois-ci autour de la lecture.

    « La lecture est un laboratoire dont nous ne pouvons mesurer l’efficacité, lui supposant une placidité inoffensive qui vient seulement occuper notre temps libre, des morceaux de nuit, de sieste ou des matinées tranquilles selon. Or c’est exactement le contraire. Pendant la lecture, ce qui est mobilisé ne nous apparaît pas, du moins pas tout de suite. L’altération est continue, bien au-delà du moment où nos yeux se portent sur la page. C’est pourquoi à certains moments de l’existence et dans certaines existences tout court, il est impossible de lire. De vraiment lire. C’est-à-dire d’entrer dans cette zone de ravissement où ce qui est affecté nous échappe absolument”. “Éloge du risque”

Oui, nous restent ses livres pour continuer d’avancer avec la lumineuse pensée de cette femme libre.
Je vous laisse avec elle. Écoutez-la parler d’Intelligence du rêve

    « On se hisse à mains nues au-dessus des remblais, et là, vertige. Le rêve commence. Le rêve a ce pouvoir d’annoncer ce qui arrive, et de mettre entre nos mains la possibilité d’en répondre. S’ouvrir à l’intelligence du rêve, à sa promesse, c’est l’envisager comme une révélation intime, le signe d’une possible liberté qui advient par la voie du désir.”

La voix écrite

Lui, sa voix, c’est à Lagrasse, au Banquet du livre l’été dernier, que je l’ai rencontrée — la voix de Patrick Autréaux.

Une voix profonde, qui racontait une maison prise dans les forces aveugles d’un cyclone, la menace qui pesait sur un vieil orme, ami du narrateur, qui pliait, derrière la fenêtre, sous les assauts de la tempête. Une histoire de mort et de vie, de désir d’écrire – du silence où l’on quête la voix qui pourrait devenir sienne, regardant par la fenêtre l’ami – le vieil orme – menacé dans le texte, menacé comme le narrateur qui lui, en avait réchappé d’une maladie qui l’avait promis à la mort. Un condamné rescapé, donc, nous lisait un livre et la voix dans ce livre touchait un lieu où les mots s’aventurent rarement.

Le livre s’appelait Le grand vivant, Patrick Autréaux nous l’a lu entièrement, jetant feuille après feuille sur le sol ; il y avait du vent, je crois, contre les bâches de la grande tente qui en avait entendu d’autres, des voix, pendant la semaine du Banquet – ou était-ce dans le texte ?

Ce soir-là j’ai parlé avec Patrick Autréaux de la maladie des ormes et de la mort de mon père, qui lui aussi aimait les arbres — j’ai reçu cette écoute que seuls ceux qui reviennent de très loin savent porter aux paroles qu’on leur confie. Depuis, de Patrick Autréaux, j’aurai bientôt tout lu.

“Une nouvelle vie réclamait de naître. La nouvelle vie, c’était de découvrir la voix qui était en moi. Ce que je devinais ne pouvoir laisser advenir qu’en écrivant. […] Écrire, je le sus très tôt, était un impératif. Il avait suffi de constater que ce qui m’entourait pouvait s’écrouler, ma famille se décomposer sans que je puisse rien faire contre, que l’enfance était bien terminée, qu’il ne restait pas un lieu où revenir et que je devais construire ma maison, et c’était sorti de mon corps : des phrases, des poèmes, des mots. Écrire pour devenir sa propre demeure.”

    Entre désir de soigner et projet d’écrire — ou serait-ce projet de soigner et désir d’écrire ? –, ce nouveau livre fait entendre la naissance de la voix qui m’avait bouleversée à Lagrasse.


“Je savais qu’écrire ne conduisait à aucun paradis mais seulement à mieux me comprendre, à mieux comprendre les autres – leur humanité –, et surtout à jouir encore et encore de cette joie à être plongé dans la matière verbale, à deviner un texte se tramer, se défaire, se recomposer, à sentir sa cohérence poindre, à le voir flotter, fragile et rassurant, humble et provisoire comme un esquif après un naufrage. […] Je découvrais le pouvoir de ma voix et cela me rendait terriblement humble, et reconnaissant.”

Être humble et reconnaissant, c’est je crois ce que nous transmet la voix dans ce livre — dans ses livres. Cette voix qu’il a cherchée longtemps, jusqu’à comprendre que : “Pour écrire il faut avoir pulvérisé cette forme du moi qui se prétend conscience, voudrait être aux commandes de toute manœuvre et ne fait que les entraver.”

    Et le livre avance à nous parler des liens entre écrire et lire, de ces livres qui nous parlent comme ceux d’Autréaux le font, de l’exigence qu’on peut avoir pour la nourriture qu’on trouve dans les livres.


“Lorsque je savais ne plus pouvoir trouver de calme en écrivant, c’est vers les autres que je me tournais. Et vraiment certains livres étaient des havres. […] Attendre un tel soutien avait une inévitable conséquence : je supportais de plus en plus mal les chefs-d’œuvre jetables, parasites, les mirages. […] Ceux que je me mis à appeler les profanateurs. On ne répétera jamais assez la nocivité des mauvaises nourritures. Elles affament, rendent boulimiques et ne nous laissent que des graisses tueuses. Un seul de ces livres vous bouffissait tout en vous laissant sur votre faim. Une faim inquiète et très haute. Oui, j’avais faim. Faim de vérité. Faim de présence. Les livres contre lesquels je m’agaçais n’étaient que des sosies. Si j’avais toujours été à l’affût et parfois trompé, le rescapé en moi savait mieux discerner les voix secrètes. Je guettais cette présence, ces intonations qui font d’un livre un être vivant, palpitant – un ami ou un adversaire. Ce vrai que je cherche en tout, livres et hommes, cette amitié, étaient la condition même de la confiance que je pouvais avoir en ma vie même, et aussi une source de gratitude immense.”

    Et de livre en livre passe le désir d’écrire, qui arrive jusqu’à moi et se transforme en cet article : pour le désir de vous passer à mon tour la rencontre avec cette voix pour laquelle j’éprouve une gratitude immense.


“Les vrais livres – tout du moins ceux qui portaient en eux du vrai – me donnaient envie d’écrire, ils levaient les entraves et tristesses du moment, cette grisaille qui bloque l’élan, ils réveillaient le désir ou me rendaient tout simplement à moi-même.”

De l’or à la décharge publique

« Voici de quoi il s’agit : Un jour, j’ai sorti un livre, je l’ai ouvert et c’était ça. Je restais planté un moment, lisant et comme un homme qui a trouvé de l’or à la décharge publique… »

Philippe Djian commence Ardoise par une citation de Charles Bukowski qui raconte qu’il a « découvert la magie » de la littérature en lisant Ask the Dust, de Jonhn Fante.

Djian poursuit ainsi : « Je sais de quoi un livre est capable. Je pense à une blessure. Je pense à une blessure qui aurait quelque chose d’amical, d’où le sang continuerait de couler avec douceur pour vous rappeler que vous êtes en vie et même bien en vie et capable d’éprouver une émotion qui vous honore et vous grandit. »

La rencontre avec les livres qui nous bouleversent est le sujet d’Ardoise. Djian en cherche les traces dans « ces livres qui ont changé ma vie. » Salinger, Céline, Cendrars, Kerouac, Melville, Miller, Faulkner, Hemingway, Brautigan et Carver : « je pensais que les livres étaient une source de savoir. Je ne savais pas encore qu’ils parlaient d’autre chose. Que certains livres parlaient d’autre chose. Que certains livres n’étaient pas des livres mais de purs moments d’émotion qui vous élevaient vers les cimes. »
« Le monde s’engouffre à l’intérieur de vous sans ménagement. »

Je suis souvent frappée d’entendre, dans mes ateliers, combien la lecture (pourtant si intime, si personnelle) souffre du poids des modèles. On n’oserait pas dire ses goûts de peur d’être mal jugé ? Je me souviens pourtant, avec un très vif plaisir, de la séance d’atelier où j’avais invité chacun à venir avec un livre qu’il avait aimé : il transmettrait sa lecture aux autres en les invitant à puiser l’inspiration dans les pages présentées — comme je le fais moi-même avec les livres qui m’accompagnent dans les ateliers. Oui, développer un goût personnel et avisé pour les livres est l’un des effets de l’atelier.

« Et si nous cessions de nous glisser tant bien que mal dans des moules dont la rigidité nous blesse et nous écrase inutilement ? Si nous cherchions (…) à découvrir une véritable émotion qui ne serait pas semblable à celle du voisin ni soufflée par les gardiens du temple et le pâle petit troupeau de leurs serviteurs ? »

Puis Djian raconte combien les rencontres avec les auteurs qui l’ont formé lui ont permis de sortir des ornières d’un certain nombre de préjugés.

« J’avais l’impression que les écrivains se repassaient une sorte de savoir-faire qui empêchait souvent de les différencier les uns des autres en dehors de ce qu’il racontaient. J’estimais grosso modo qu’il puisaient tous à la même source, qu’il n’y avait pas trente-six manières de bien écrire, mais une seule, à laquelle il convenait de se conformer si l’on désirait en être. Salinger se chargea de me démontrer que je n’avais rien compris. »

Djian poursuit avec Holden Caulfield, rencontré dans L’Attrape-Cœurs de Jerome David Salinger : Holden « avait une voix. Ce n’était pas tant les choses qu’il disait que la manière dont il les disait. La sonorité, la syntaxe, le rythme de ses phrases (…) un travail qui ne visait pas à flatter l’esprit du lecteur mais son sens de la musique. Un travail sur l’intonation. Sur la vibration et la modulation d’une phrase. »

Ainsi suivons-nous le roman des apprentissages de Philippe Djian qui découvrait que « le style est à la fois une musique et une manière de regarder les choses, ou si l’on préfère une attitude ou encore une façon d’être, ou un point de vue, dans le sens où il s’agit de choisir la place, l’emplacement à partir duquel on observe le monde. »

Puis il en vient à l’écriture : « il faut se résigner. La grâce ne tombe pas du ciel, ou si peu. Avec le temps, le travail et l’obstination, le geste finira par acquérir une véritable souplesse, une vraie légèreté, mais rien ne sera gagné d’avance. Entendre sa voix et procéder aux ajustements nécessaires est un exercice difficile, une épreuve de longue haleine. »

Souplesse et légèreté venant avec la pratique, travail, ajustements… est le travail que je propose dans mes ateliers.

Un regard bouleversé sur ce que nous apportent les livres, le désir furieux de retourner aux auteurs dont Djian nous transmet l’intensité, la conviction qu’il s’agit bien de trouver la place de laquelle on observe le monde pour écrire… pour ces raisons j’ai désiré donner sa place, ici, à ce compagnon auteur et vous transmettre ce qu’il écrit de l’amour de la langue au service de la vie. « La vie vaut mieux que la mort », disait Garner, cité par Djian : « l’art est à la recherche des voies d’accès à la vie. »

« On a tous un regard unique. Trouver sa voix, le ton, le regard, c’est 99% du boulot d’écrivain. C’est le regard qui m’a fabriqué, pas le talent. »

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Stations (entre les lignes)

9 septembre 18 heures, ligne 13 direction le Sud, premier jour d’un atelier en soirée dans le 14°…

… et première fois dans le métro aux heures de pointe depuis longtemps.

J’ai dans la tête des tas de phrases d’auteurs comme chaque fois avant d’ouvrir un atelier. Aujourd’hui il y a cette phrases de Peter Handke qui, dans Le poids du Monde raconte qu’il s’exerce à réagir par la langue à tout ce qu’il perçoit. Il s’exerce au reportage immédiat d’impressions ressenties à mi-chemin entre l’âme et le corps.

Moi aussi je m’exerce, à mi-chemin entre mon âme habitée de littérature et mon corps compressé par la foule, debout dans cet espace instable entre les wagons à côté d’un type en tee-shirt et caleçon large en tissu noir brillant. Le type porte des tennis dernier cri (enfin, pour moi), il a accroché ses Rayban dans le V de son tee-shirt de marque et s’est accroché à la poignée où nous nous tenons en grappe en essayant de ne pas nous faire coincer par les glissements des plaques métalliques qui déplacent continument le sol de cet entre deux wagons. De l’autre main, le type tient un livre de poche, épais, et il lit. J’ai oublié de dire la peau foncée et les cheveux rasés sous la casquette, la cinquantaine. Non, je n’ai pas vu le titre du gros livre de poche que cet homme lit.

Cet homme ne le sait pas mais le plaisir de voir ce livre dans sa main me pousse, au retour de l’atelier, à sortir le livre de Jane Sautière des la pile des livres qui m’ont tenu compagnie pendant l’été : Stations (entre les lignes) aux Éditions Verticales, 2015.

Au début, le livre de Jane avait fait remonter cette phrase (de… aidez-moi : Perec ?) : « On pourrait dire toute une vie en racontant les portes qu’on a ouvertes. »

    • « Gare de Francouville
    • (…) J’avais six ans lorsque nous sommes revenus en France, et je suis émerveillée d’avoir un jardin, un cellier qui sent le papier journal humide et l’escargot, où j’héberge un lapin ; émerveillée d’aller chercher l’eau à la source de la ville avec une dame-jeanne, de me laver dans un gros tub en zinc en semaine, de fréquenter les bains-douches municipaux le dimanche et, surtout, de voir passer les trains au raz du jardin. Je faisais des signes au conducteur et il me répondait toujours.
      Mon grand-père, que je n’ai pas connu, était cheminot. J’ai souvent entendu parler de son engagement syndical jusqu’au-boutiste (il était toujours dans les derniers à terminer une grève, voire le dernier), de son alcoolisme qui rencontrait la férocité de ma grand-mère et provoquait les violences qui ont précipité, outre le manque d’argent, le départ du foyer de leurs deux enfants, mon père à quatorze ans comme mousse et ma tante, mariée tôt à un homme bien plus âgé qu’elle. »

    Dire toute une vie en racontant non pas les portes ouvertes mais par les lieux qu’on a habités, ces stations sur le chemin d’une vie — un peu comme les vêtements éveillaient, dans Dressing, la mémoire des événements qui leur étaient liés.

      « Métro
      Changement à Stalingrad vers la ligne 5 pour rejoindre la gare du Nord. Le couloir de la correspondance est bondé, ça avance quand même vite. Foule du matin, pressée, coagulée et pourtant fluide, on avance au pas de charge. Le moindre accroc et ralentissement et ce sera la collision. (…) Ascension vers le RER bondé, odeurs du matin, mélange d’eau de toilette et de vêtements sales. Je me propose de lapider l’inventeur de ce parfum à la noix de coco et je rattrape mon estomac avec les dents. Je détourne les yeux de la calvitie spongieuse et grasse sur laquelle j’ai le nez. Pourquoi je ne m’habitue pas ? »

    Non pas simple récit de vie mais réflexion sur soi – le monde – la vie comme elle va, comme elle court — d’une station l’autre, d’une tranche la suivante — et toujours la gravité magnifique des phrases de Jane creusant profondément chacun des sillons ouverts par l’écriture.

      « Gare de Courbevoie, Montparnasse-Bienvenüe, Vavin
      (…) J’ai acquis, dans cette épouvante de l’enfermement, un métier : je suis devenue éducatrice pénitentiaire (…) et j’ai, rétrospectivement, plus d’admiration que d’étonnement pour la très jeune femme qui choisit de s’empoigner avec ses ombres plutôt que de les laisser incuber. Il y avait, dans la recherche d’une issue propre aux détenus, quelque chose qui me paraissait à ma portée, tandis que la liberté était inaccessible, trop grandiose, trop pure, trop belle finalement pour guérir des misères de pierres tombales. »

    Aviez-vous lu Fragmentation d’un lieu commun ? Si un jour vous avez suivi avec moi une formation sur comment dire le réel de l’autre dans les métiers de la relation, alors vous m’aurez entendu lire des fragments de ce livre écrit sur le fil de la nécessité la plus exigeante — quand l’écriture doit redonner à la vie ce que le réel avait pris au vivant.

      Je me souviens de cette cellule, d’où pendait toujours une grande serviette de couleur (« tu sauras où je suis quand tu passeras »). Les proches des détenus hurlaient depuis la plate-forme de la gare quelques phrases, désignées comme « parloir sauvage » par l’administration, et cette sauvagerie avait le goût irremplaçable de la mûre acide du roncier. Je l’avais vue, elle, la jeune amoureuse, la « Elle » archétypale, toute pâle, accrochée des deux mains à la balustrade, sur la plate-forme de l’escalator où je suis maintenant, pour héler son homme de toutes ses forces, comme le font les autres. Et elle est restée là, navrée, on ne l’entendait pas, le petit filet de voix de ce rossignol que le bruit de la ville écrasait. »

    Ainsi va ce nouveau livre de Jane Sautière porté, comme Fragmentation d’un lieu commun, par la nécessité de dire un réel écrasant et, l’empoignant par l’écriture de le mettre à distance.

      « On aimerait se distinguer, avoir pour les autres des sentiments, d’ailleurs on en a. Ce matin ça sent le sûr, une odeur de corps confit au lit, quelque chose de fané et de moite. En face, une fille jeune, jean et grosses écharpe autour du cou, je la remarque parce que me cinglent les fuites de ses écouteurs. Elle a le front étroit de l’animal de troupeau. Mais ce n’est pas elle qui pue. Sans doute nous tous, adjoints les uns aux autres, suants d’être coagulés. Souvent cette envie, là dans ce piétinement, dans ce collage obligé de taper dans le tas, avec rage. On ne peut pas s’aimer, on est trop près. »

    Alors viennent se glisser parmi les autres quelques stations plus joyeuses comme la découverte du Tram de Gentilly jusqu’à la porte de la Villette :

      « Le plaisir de rouler sur les boulevards extérieurs, paysage particulier. Même la nuit, il y a à voir. Cette petite boutique, épicerie, fruits et légumes exagérément colorés dans l’obscurité, les cases lumineuses des fenêtres des logements en nombre, les gens sont chez eux, nous dans notre bel aquarium, éclairé lui aussi (…) une traversée de l’ordinaire, l’enfilage de la rémanence des scènes quotidiennes, ce que la traversée rend saillant et qui, sinon, ne serait qu’à peine perceptible. Le terrain de stade éclairé où des jeunes jouent, l’érable frêle et gracieux aperçu dans le square de la Butte du Chapeau-Rouge, la laverie libre-service dans sa lumière blanche, la flèche lumineuse qui désigne la boulangerie (…) »

    Avec, toujours en ligne de fond, la pensée de ce monde en marche et de soi parmi les autres en mouvement vers on ne sait où, mais écrivant, mais vivant.

      « Mon père, déjà âgé, s’arrêtait devant toutes les palissades de chantier, tous les travaux, il faisait même l’effort d’aller voir comment évoluaient les grands travaux, ceux qui vont marquer un changement dans la vie des habitants et un progrès, pensait-il. Je fais pareil maintenant. La construction du tramway va de la porte de la Chapelle jusqu’à celle de Vincennes en passant juste devant chez moi a été une succession de moments d’une curiosité inépuisable. Une attente fébrile. Puis la joie d’utiliser le fruit de cette attente, comme une rétribution à la masse de travail. Il faut vieillir pour s’émouvoir de cela, pour noter l’architecture des efforts, voir comment, alors que l’informe et la boue s’étaient installés, d’un coup, une étape se franchit, une trajectoire se dessine. Accompagner cela par la conscience claire qu’il s’agit de vivre dans son temps et qu’il est compté. »

    sautière

Lire c’est vivre plus

Le voyez-vous, le petit livre à gauche au-dessus de la pile de ceux qui m’ont tenu compagnie pendant l’été ?

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La lecture nous mène sur le chemin de la vie et permet chaque jour de vivre autrement, de vivre plus, lit-on sur la quatrième de couverture de Lire c’est vivre plus, qui rassemble les contributions de David Collin, Christian Garcin, Françoise Gaudry, Alberto Manguel, Claude Margat, Lambert Schlechter, Catherine Ternaux, sous la direction de Claude Chambard. Editions l’Escampette, juin 2015. (Vous voyez son prix sur la photo ? 2 € !)

J’ouvre pour vous quelques pages de ce petit livre qu’il faut de toute urgence faire passer à vos amis lecteurs – un ouvrage à plusieurs voix, entre les auteurs écrivant dans le livre et les auteurs qu’ils citent, comme ici :

    « Privé de lecture, je serais réduit à n’être que ce que je suis. »
    JB Pontalis dans “L’Enfant des limbes”, cité par François Gaudry.

… et les auteurs donnant en partage leur passion pour le livre et la lecture.

    « Quelques livres ont suffisamment marqué ma vie et influencé son parcours pour que je pense à les emporter dans ma tombe. Ils me serviront d’ailes. »
    Claude Margat.

Je continue ?

    « Le texte comme absolue exception parmi les préoccupations des hommes, le geste d’ouvrir un livre : irréparable invisible inexistant, l’activité de lire n’a presque jamais eu lieu, il faut chasser le gibier, labourer la terre, puiser de l’eau, il faut sauver sa peau, il fut de jour en jour survivre, il y a le soleil qui brûle, il y a la terre qui gèle, il faut ramasser du bois, il faut essayer de faire du feu, il faut se protéger contre la pluie, être chaque matin à son poste, faire ses courses, de temps en temps un rapide coït, et tourne le manège frénétique des naissances ; des décès, il faut enterrer les morts, et des paroles circulent, aussitôt dissoutes, les corps s’immobilisent, les corps pourrissent, au XVII° siècle, pendant la nuit, Spinoza écrit son livre, quelques-uns au cours des siècles feront le geste d’ouvrir son livre, quelques uns passeront des heures ; des heures devant ses pages, pendant que tourne, effréné, le manège des naissances ; des décès. »
    Lambert Schlechter

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« Chaque époque engendre ses monstres, qui sont ennemis de la pensée, de la réflexion, de la bienveillance et de la compréhension. Les monstres aujourd’hui, ce sont les puissances économiques froides et destructrices, la financiarisation du monde, la technolâtrie béate, le libéralisme mondialisé, les folies identitaires et religieuses. La lecture est une mise à l’écart provisoire de tout cela, un reflux de l’hostilité du monde, une manière de fourbir nos armes par l’étude et la compréhension, le partage et l’intuition, l’émerveillement et la résistance, le silence et la construction de soi. »
Christian Garcin

« Je pense qu’on ne devrait lire que des livres qui nous mordent et cognent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas avec un coup de poing sur le crâne, pourquoi le lisons-nous ? Un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous »,
écrit Kafka dans une Lettre à Oskar Pollak en 1904, ici cité par Lambert Schlechter.

Suivant la piste ouverte par Kafka, j’ajoute ma touche à Lire c’est vivre plus en vous invitant à découvrir la merveille parue chez Verdier en avril 2015, Prendre dates, Paris, 6 janvier – 14 janvier 2105, écrit par Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet, rencontrés pendant l’été au Banquet du livre de Lagrasse. La « mer gelée » attaquée en nous par la hache qu’est ce livre, ce sont les dix-sept corps assassinés et les trois corps assassins, à Paris, en janvier 2015 — le silence qui déjà recouvre ces événements de l’hiver. Le livre est « une contribution, avant que l’histoire ne se fige et que les pages se tournent », un livre écrit à quatre mains pour répondre à l’absolue nécessité d’en passer par le langage pour remettre de l’humain sur ce qui, il y a si peu de temps encore, provoqua notre sidération.

Avant de vous quitter pour replonger dans les pages d’un autre de ces livres qui m’accompagna pendant l’été, Pèlerinage à tinker creek, d’Annie Dillard – trouvé lui aussi à Lagrasse parce qu’une amie de passage, lectrice américaine, me dit que c’était le plus beau de tous les livres qu’elle avait lus –, (Annie Dillard, dont j’ai publié quelques passages ici, de En lisant en écrivant), avant de retourner, donc, dans ce livre écrit par une femme qui s’isola dans les montagnes de Virginie après avoir réchappé d’une pneumonie qui avait menacé sa vie, avant de retrouver les dernières pages de ce bonheur d’observer grâce à elle la nature et de comprendre ce que la regarder dans ses plus petits détails nous dit de la vie et de la place de l’humain dans le monde – entre l’infiniment grand et l’infiniment petit…

… avant, donc, de vous quitter, voici David Collin et les liens qu’il fait entre écrire et lire et voyager dans Lire c’est vivre plus :
« Des pans entiers de notre imaginaire, dont nous ne soupçonnons pas l’existence, se révèlent dans la lecture telles les chambres secrètes d’un palais rêvé. Et captés par le mouvement de la lecture, emporté par notre adhésion au texte, par notre absorption entre les lignes du roman, nous déplions ces mondes, nous leur donnons vie.
Nos expériences de vie ne suffisent pas à vivre toutes les vies que nous aimerions vivre. (…) La littérature répond aux questions que nous n’osions pas nous poser, en pose de nouvelles, agrandit nos territoires intérieurs, élargit nos horizons. Le lointain est aussi à l’intérieur de nous. C’est sans doute pourquoi voyager, lire et écrire, vont si bien ensemble. »
David Collin

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Avec Pierrette Fleutiaux

« Cette vivacité, cette impétuosité que peut avoir ma mère ! L’insatiable curiosité de la petite villageoise pour le vaste monde. Et la tendresse pour les embarras des exilés. »

    « Enfant, elle parlait le patois de son village, qui n’était pas le même exactement que celui du village voisin, une langue des frontières occitanes où les mots latins étaient encore très reconnaissables mais dont les déclinaisons s’étaient écrasées au fil des siècles sous le long meulage des travaux et des jours de la vie paysanne. »

C’est la voix de Pierrette Fleutiaux dans Des phrases courtes, ma chérie. L’auteure accompagne sa mère jusqu’à la fin de sa vie, elle écrit cette traversée.

    « Avec les gosses des autres villages, elle faisait chaque jour plusieurs kilomètres à pieds pour se rendre à l’école du bourg. Dans cette école, comme sur tout le territoire de la république, on parlait français. Toute rechute dans le patois était interdite. Elle n’a pas ouvert la bouche jusqu’à ce qu’elle sache former des phrases absolument correctes. L’institutrice s’était inquiétée de ce mutisme, ses parents aussi. Interrogée, sollicitée, ma petite mère ne livra jamais son secret. Peut-être ne savait-elle pas elle-même ce qui lui clouait ainsi la langue. Apprendre le français, avant toute chose. C’était la première porte de toutes celles qu’elle a dû forcer. Mais, contrairement à ses petits camarades du village, elle a su que c’était une porte essentielle, celle qui conditionnait l’ouverture de toutes les autres. »

J’aime lire ce texte lorsque je mets la focale sur la question de la langue, en atelier. Disparition des langues maternelles qui ont historiquement permis l’usage de la seule langue française sur le territoire… L’idée de cet épuisement, dont parle Pierrette Fleutiaux au sujet de sa mère, accompagne ceux qui peinent à affermir leur propre langue dans l’écriture — à trouver une musique et des mots qu’ils reconnaissent comme leurs.

    « Je pense que c’est là, dans la petite classe de l’école primaire du bourg, que ma mère a commencé son harassante entreprise de conquête. Rien n’irait de soi, il faudrait gagner de haute lutte, toujours. En elle, une toute petite enfant ne cessait de se hisser hors de la langue maternelle. On ne devine pas ce que c’est ce hissement perpétuel, chez ceux qui portent au cœur de leur chair une langue d’enfance qui est une langue méprisée. Chez certains, il a pour effet secondaire la violence. Chez ma mère, c’était l’épuisement.”

Écrire… il me semble connaître la nécessité de ce hissement, et vous ?

se hisser hors de

Écrire l’étranger avec Philippe Rahmy

« On écrit pour faire taire la bête en soi. »

C’est la voix de Philippe Rahmy lorsqu’il tente de saisir le choc de sa rencontre avec Shanghai, dans Béton armé.

    « Je voudrais écrire la ville telle que la vivent ceux qui la bâtissent. Aboutir à quelque chose qui ressemble à l’idée du travail bien fait, une espèce de point fixe. Un emblème dont on pourrait dire qu’il est beau et surtout qu’il permet à d’autres de vivre mieux, comme un pont, par exemple. »

Au sujet de Philippe Rahmy, on lira François Bon sur Tiers livre, ou les amis de remue.net. Ou encore la fiche de lecture de Benoit Vincent.

Mais lisez-le plutôt.

    « Combien de fois mourir de son vivant, quelle place faire à la mort en soi pour écrire ? Quelque chose se termine. Voilà ce qu’il m’est possible de dire sans trahir ma méditation devant le ville ni le sentiment diffus d’une autre réalité tout aussi présente à cet instant que je ne peux qualifier qu’en termes d’oubli et d’enfouissement. Quelque chose se termine. Cette chose, je veux essayer de la raconter, sachant que Shanghai n’aura de cesse de me harceler parce qu’elle est belle et capricieuse, et que la réalité chinoise voudra me faire taire en me faisant écrire un texte qui la concernera, elle exclusivement. Elle, et ses étés morcelés par la chaleur, brouillés de gyrophares, et ses crissements de pneus, et son odeur de gomme cramée, et sa foule corvéable, un ensemble qui bouge et qui transpire devant les cinémas, un ensemble à peine vêtu à la terrasse des cafés, dans les vitrines, prêt à être consommé, corps et marchandises, elle, la Chine dans l’œil des hommes, dans le miroir des femmes, elle et son soleil aveugle, et son peuple aveugle, et ses lois aveugles, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois cent soixante-cinq jours par an, dans la brûlure des lampes, des chutes, des coups et des insultes, Shanghai en petite robe courte, aux longues jambes nues, aux mains gantées fumant une cigarette à l’angle de la rue. »

    « Je retourne à ma terrasse. Écrire. M’en tenir aux faits. Ne rien inventer, ne rien supposer. La terrasse est bondée. Je vais au parc. Comment circonscrire une ville dont le rayon excède ce que l’esprit peut concevoir ?
    Shanghai. Le bruit est assourdissant. Les gens crient pour se dire bonjour. L’étendue, plantée de fanions et de cerfs-volants, ressemble à la chevelure d’une charmeuse de serpents. Je sors un livre. Un vieux, assis sur le même banc, crache par terre. Un corbeau vient boire son crachat. Shanghai. Personne ne parle. Exister suffit.

    Voyager à travers le langage comme à travers le paysage. Être, à parts égales, le monde et les mots. Shanghai est le texte que je porte, autant que l’espoir de pouvoir l’écrire. »

Un appétit de voir et de dire qui accompagnera celles et ceux qui aimeraient écrire le voyage.

Récit du voyage que fit Philippe Rahmy à l’invitation de l’Association des écrivains de Shanghai, Béton armé mêle la fraîcheur des premières fois à sa longue fréquentation des mots.

Chagall new york