Vertige entre deux langues

Il n’y a plus de point d’appui.

“Jamais je n’ai eu l’idée de photographier le paysage qui s’ouvre du haut des montagnes. Le panorama, la clarté ciselée des profondeurs, le là-bas, le tout-à-l’heure figés sur la pellicule, on les fuit. C’est bien pour cela qu’on est sorti de sa maison avant l’aube, qu’on a gravi la pente à la naissance du jour. On n’y est plus. Le point d’appui : ici et maintenant.
Seulement, voilà : il n’y a plus de point d’appui.
La pente ne tient plus en place. Elle rampe tout entière vers la vallée, vers les replis vert et bleu. Les éboulis courent comme des souris grises, s’engouffrent dans la gueule béante avec un chuintement incessant. Un peuple grégaire, les éboulis. Ça grouille à présent en bas : roches, sentier, boutons d’or, campanules et surtout des éboulis et des éboulis et sur leur dos, imminente : ma chute.”

C’est ainsi que commence le livre de Luba Jurgenson, Au lieu du péril, paru aux éditions Verdier, en 2014. Vivre entre eux langues ? L’une, le russe, langue maternelle de l’auteure et l’autre, le français, sa langue d’écriture. Ces deux langues qui l’habitent – qu’elle habite -, l’auteure désirait les faire vivre comme deux corps. Entre les deux, le vertige, le lieu du péril.

“Comment dit-on campanule en russe ? Kolokoltichk, petite cloche. Comment dit-on “éboulis” en russe ? Comment désigne-t-on telle herbe dans l’une et l’autre langue ? Comment dit-on l’immobilité, l’effritement, le sommet qui s’est envolé, inatteignable ? Chaque tige, chaque brindille, demande impérieusement d’être nommée – dans l’une et l’autre langue. Les immortelles, ces survivantes des hauteurs, dans l’une et l’autre langue. Chamboulement, chavirement, chelest – “bruissement”.
Tant que je me tiendrai à l’affût du va-et-vient des noms, tant que je capturerai leur écoulement d’un monde à l’autre, du monde en russe vers le monde en français et retour, je ne tomberai pas. Ils me réservent un refuge infinitésimal mais imprenable : celui du passage. Dans cet interstice, conjurant la grande dégringolade des choses tout autour, le fracas des éboulis – mais comment dit-on éboulis en russe, nom de Dieu ? – je me tiendrai et ne tomberai pas. Ne tombe pas.”

Une première naissance dans une première langue, une deuxième naissance dans la langue qui devient la langue d’écriture. Luba Jurgenson raconte cette expérience des passages ; ce tissage entre deux langues qui fait d’elle un être pluriel.

“Une lame de fond m’évoque la (les) Neuvième(s) symphonie(s). Pourquoi ? Parce que, en russe, on dit : la neuvième lame. Plus exactement, on dit le neuvième rouleau (val, déferlement). Donc, les vagues sont des rouleaux (de la Thora ?) – en retraduisant vers le russe, des svitki ? Mais val, c’est aussi le rempart, et les rues de Moscou situées à la place d’anciens remparts s’appellent ainsi. L’une d’elles et Boutyrski val. Je me souviens de ma mère disant : « Val, quel mot disgracieux ». Et moi : « Non, c’est Boutyrski qui est disgracieux. » Je ne savais pas encore qu’autrefois se trouvait là la fameuse prison de Bourtyrki, un des principaux lieux de la répression stalinienne à Moscou. Mais en français, un val c’est une gorge. Et ainsi de suite, bout de ficelle selle de cheval.”

Un livre joyeux, une écriture limpide, qui font vivre l’épaisseur sémantique de la langue en nous invitant à porter sur les mots, à notre tour, un regard d’étonnement. Maylis de Kerangal disait cette histoires des langues qui nous habitent et nous traversent, autrement : « la langue que l’on travaille, qui nous travaille, n’est jamais celle que l’on parle. » Il s’agit de chercher une langue étrangère, d’en porter la traduction. « Dans la langue maternelle je dois creuser le trou d’une autre langue, qui est celle de la fiction. Un langue qui va se séparer de la langue commune. La langue littéraire est un espace sauvage où tout est permis. »

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