Combien de temps ? – covid 19

De nombreux spécialistes ont pourtant alerté les autorités sur les conséquences désastreuses de la solitude imposée aux personnes âgées qu’on coupe des liens avec leurs proches, dans les ehpad, pour les protéger du covid 19. Ces experts ont pourtant dénoncé les risques graves d’un confinement qui ne protégera pas ces personnes vulnérables de s’enfoncer dans la tristesse de l’abandon, et de se laisser mourir. Malgré ces alertes, les limites de notre humanité sont franchies : non, nous n’assisterons pas nos proches dans leurs derniers moments ; non, nous ne serons pas auprès d’eux pour leur dire adieu ; non, rien n’y fera. La raideur des défenses sanitaires cache mal le manque de moyens et de prévisions – ni tests, ni tenues de protection qui permettraient d’organiser de façon sécurisée les visites des proches.

Vendredi dernier, le médecin de l’ehpad qui accueille ma mère me disait que non, même en cas de mort annoncée, même recevant le témoignage de mon propre médecin (qui peut assurer que j’ai présenté les signes du covid 19 et que ces signes ont disparu depuis plus de dix jours), même dans ce cas, non, elle ne me laisserait pas voir ma petite mère, ce sont les directives. Et si cet isolement risquait de voir ma mère s’enfoncer de façon irréversible dans sa démence ? Non, pas plus ; elle est au courant des risques, mais doit appliquer les directives.

Alors ne reste que skype. Tous les jours, parler à ma petite mère par voie de connexion internet, tous les jours, comme l’a institué la psychologue. Mais, au quatrième jour, j’apprends que la psychologue n’est plus venue travailler. Un jeune animateur prend le relais – il tient la tablette et son rôle avec sérieux. Le dispositif, lui, tiendra-t-il ? Le fil qui nous relie est si fragile.

Entre temps, sortant de l’hôpital, ma petite mère a contracté une infection urinaire, elle a de la fièvre, elle lutte contre cette nouvelle infection – je vois la nuit de sa démence voiler son regard à nouveau, éteindre ses expressions. Non, ma petite mère n’a pas à la fois la force de lutter contre une nouvelle infection, et à la fois la force de sortir de sa nuit pour écouter cette voix qui l’appelle – cette voix abstraite qui lui parle sans la présence d’un corps à côté d’elle. Je continue pourtant de lui parler tous les jours, je vois sur son visage ce masque de la maladie que je connais bien ; je l’appelle pourtant, je la supplie de m’attendre, d’attendre que je vienne réellement la serrer dans mes bras – je cherche tous les tons, toutes les modulations de voix, je veux qu’elle soit forte et qu’elle m’attende !

Wajdi Mouawad, le 10 avril, dans son Journal de confinement, raconte qu’il est dans l’inquiétude d’un message lui annonçant le décès de son père, âgé de 92 ans, confiné dans une chambre d’une maison de retraite à Montréal. “Son malheur, je le sais, serait immense, s’il venait à mourir sans personne à son chevet, ni personne pour lui tenir la main. […] Comme bien des personnes de son âge à travers le monde, le confinement dans une maison de retraite, en interdisant les visites des proches, le condamne à une double peine. Car pour beaucoup d’entre ces vieillards, ces visites sont l’unique joie de leur longue journée et, plus qu’une joie, elle sont aussi l’assise de leur psyché qui, bien souvent, avec la vieillesse, les fragilités qui accompagnent cette vieillesse, et le spectre de la mort qui approche, perdent pour beaucoup toute estime d’eux-même si, à ces fardeaux, venait à se rajouter le sentiment de l’abandon. Vieux ou non, nous gardons tous aiguisé une conscience de l’intégrité de notre être et de notre dignité, et les visites des proches contribuent, pour ces vieux en maison de retraite, à garder vive et précieuse cette dignité.”

Malgré le dispositif qui planifie nos rendez-vous quotidiens par voie de connexion internet, malgré la parole donnée (“je serai là demain pour vous et votre mère, demain, et après-demain”), tout à coup, samedi, à l’heure prévue de notre rendez-vous, skype reste silencieux. Vingt, vingt-cinq, trente minutes – flambée d’angoisse face à l’écran muet. “Si, à ces fardeaux, venait à se rajouter le sentiment d’abandon.” Ma petite mère, vous l’aurez compris, ne peut pas m’appeler. Mais qui sait si, malgré sa lutte contre la nouvelle infection, malgré son retirement dans sa maladie depuis une semaine, qui sait si elle n’attend pas, en des lieux où je ne peux la rejoindre, ce signe dans sa journée ?

Lorsqu’elle finit par me répondre, la jeune fille de l’accueil me dit que non, l’animateur n’est pas là, “non, personne n’est disponible pour vous connecter avec votre maman aujourd’hui”. Elle tient son rôle. Elle protège les soignants surmenés, empêche que les barrières soient franchies. Ils ont enfermé ma petite mère derrière les murs des protections sanitaires, la voilà abandonnée entre les mains de soignants qui (malgré leur bonne volonté), un jour ont un empêchement, et ne mesurent pas le trou que leur absence provoque dans le tissu relationnel que je tente, jour après jour, de recréer avec elle. Cette angoisse qui me submerge, face à l’écran muet, est-elle la mienne ? ou est-ce celle de ma petite mère – ma petite mère devenue “aussi bouleversante qu’un enfant”, comme le dit Wajdi Mouawad, depuis qu’elle est tombée dans un état de dépendance nue ?

Je me souviens qu’au début (lorsque j’ai compris que ma mère ne pourrait plus vivre seule, lorsque j’ai dû organiser en urgence une garde 24 heures sur 24 à son domicile), au début lorsque je la trouvais, au milieu de la nuit, retournant le contenu de son armoire – ma mère nue s’emmêlant la tête et les bras dans le vêtement qu’elle tentait d’enfiler -, lorsque, à trois heures du matin, déjà à cette époque je lui donnais ma voix pour la ramener – à quoi ? à l’heure qu’il était ? à la différence entre le jour et la nuit ? -, pendant cette période, je me souviens que, dans la sidération d’avoir à prendre soin de ma mère si vulnérable, comme le ferait une mère, je lisais Homère est morte, d’Hélène Cixous – ce livre me tenait la main.

“Dans ces scènes, la mère c’est la fille on est à l’envers, celle qui était la mère est l’enfant, la fille c’est la mère qui est encore la fille, on naît à l’envers, la mère appelle sa mère la fille, la fille c’est la mère à l’amour sans lait, la mère tout amour sans lumière, la mère sans réponse.”

Une fille devenue mère de sa propre mère, sans autre réponse que les soins qu’elle lui procure, sans autre réponse que la lumière dont elle charge sa présence pour lutter contre l’obscurité qui avance, règne, va régner. Car ce n’est pas vers la vie que cette autre mère accompagne celle qui est devenue une enfant, mais vers la mort. Combien de temps encore ?

“Alors, c’est une fille qui parle à sa mère pour que revienne dans les yeux de la mère quelque chose de vivant. Quelque chose qu’il faut se dépêcher de ne pas laisser filer. Elle veut lui dire quelque chose d’évident, de facile, qui pourrait servir de point de repère à la mère. […] Alors elle dit : tu es ma mère ; je suis ta fille. Elle le dit tout bas, tout près du visage terrorisé de la mère. […] Alors, parmi les bribes inaudibles, elle entend la voix de la mère prononcer les mots, les mêmes, ceux de la fin seulement, et dire ; je suis ta fille.” Ici, c’est la voix de Nicole Malinconi, qui raconte, dans Nous deux, la fragile traversée de deux êtres qui vont ensemble jusqu’aux confins de la vie, avant que la mort les sépare.

Si, avec les fragilités qui accompagnent la vieillesse, et le spectre de la mort qui approche, “si, à ces fardeaux, venait à se rajouter le sentiment d’abandon”…

Je te parle à toi – covid 19

Tous les jours, à 14h30, je te parlerai désormais par voie de connexion numérique, tous les jours, le temps que durera le confinement, à 14h30, la psychologue sera à tes côtés tandis que je te parlerai de derrière mon écran, elle tiendra la tablette qui permettra notre connexion – elle, ou quelqu’un d’autre pendant ses jours de repos.

Tu es là, je te vois le premier jour, le lendemain de ta sortie de l’hôpital, après la peur qui enflait démesurément tandis que s’égrenaient les jours, vingt-et-un jours sans te voir ni te parler – vingt-et-un jours de conscience aiguë de ta vulnérabilité livrée à des mains étrangères, dans cet état d’urgence et de détresse où la crise du covid 19 a plongé les soignants – la peur de t’imaginer mourir séparée des tiens.

Tu es là, je te vois, je lance vers toi toute la douceur du monde dans ma voix face à ton visage en gros plan sur l’écran de mon ordinateur – je te vois, je vois la très grande fatigue dans tes yeux, tu es si loin ; si loin et si fragile. Comme le dira Wajdi Mouawad au jour 18 de son Journal du confinement, “j’ai envie de demander pitié à ce jour qui arrive”, de demander pitié à la mort qui ne t’a pas encore prise, de demander à la vie de déposer une caresse sur ton front, ce front que je ne peux pas toucher, oui, là, entre tes deux yeux, à l’endroit où certains situent le troisième œil – cet œil de l’âme disent-ils – ; que cette caresse te donne la force d’attendre que nous nous retrouvions, que je te serre dans mes bras, que tu me reconnaisses parce que je serai là, à côté de toi, que je te parlerai, à toi qui alors m’entendras.

“Personne ne sera là tout à l’heure pour chuchoter à l’oreille des agonisants les dernières paroles réconfortantes auxquelles nous avons tous droit. Tu es sur le point d’entreprendre la traversée de la vallée escarpée de la mort, tu vas mourir, voilà ce qui t’arrive, tu va mourir mais moi qui t’aime, je suis là et je te parle, je te parle à toi, […] toi mon cœur, toi mon âme, toi, je vais te guider et guider ton voyage dans l’obscurité du chemin, […] si tu m’entends toujours, fais de ma voix un chemin pour aller au cœur de cette nuit lumineuse qui nous attend tous, et parce que, moi vivant je te parle, tu ne trébucheras pas en chemin, parce que je te parle, tu ne craindras pas de t’égarer et, au dernier jour de ta vie, tu sauras encore, et jusqu’après la vie, combien je t’aime”, dit Wajdi Mouawad et je te regarde, et je te couvre de caresses avec mes mots, avec les tonalités de ma voix plutôt, car les mots, comment dire, ont pour toi perdu leur sens.

Gros plan sur ton visage, tes yeux dans le vague, tu n’accroches pas l’image, tu ne me vois pas – d’où vient cette voix abstraite, mais pourtant familière ? De très loin, je lance vers toi mes phrases car comment m’adresser à toi autrement, moi qui n’ai que les mots pour te rejoindre ? Alors je te parle de ce très long voyage dont tu reviens, ce si long voyage et l’absolue solitude de ce temps que tu ne peux ni mesurer, ni compter, et je t’accueille, je nomme les soignantes et la chambre et les objets dont tu es entourée, je te dis mon grand bonheur que tu aies vaincu ce méchant virus – cet affreux virus qui nous interdit de nous voir -, et je te vois fermer progressivement les yeux, et je me dis que ma voix te berce, et je dis à la psychologue qui nous écoute que je lis la tristesse sur ton visage, et là, tout à coup, tu te redresses, tout à coup tu t’éveilles et je vois tes lèvres bouger, et aussitôt je joue la musique de l’émerveillement avec mes mots, “bienvenue ma petite maman !”

“À demain, ma petite maman, à demain !” Le troisième jour de nos rendez-vous, plaçant très haut le son clair de mon “à demain !”, à ce moment-là je te vois chercher ta respiration, chercher un son, produire un son, et la psychologue à côté de toi me dit “elle vous a répondu à demain !”

Merveille de ton éveil soudain. Mais dès le lendemain, la mort si proche avec la vision plein écran d’une vieillarde égarée abandonnée dans son lit par une soignante remplaçante, me dit-on, plus aucun signe, rien ; embrasement de l’imagination de ces longues heures sans autre présence à tes côtés que celle, inquiète, affairée, d’une soignante qui va au plus vite, sans attention pour la violence des gestes qui manipulent un corps s’ils ne sont pas accompagnés de paroles et de sourires, non, ce jour-là, rien, que les mots de ta fille lancés dans le vide, à 14h30. Désastre de ton isolement.

Sur le mur, en face de ton fauteuil, dans ta chambre de l’ehpad, j’ai accroché le portrait de deux enfants. C’est une photo datant des années 1900, une vieille photo que, depuis que tu as plongé dans ta maladie, tu regardes intensément. Tout comme tu riais avec éclat lorsque ta dame de compagnie t’emmenait en fauteuil roulant au parc à côté de l’ehpad, lorsque tu regardais les enfants jouer, la vision de ces deux enfants te met en joie. Un garçon et une fille, dont les traits des visages ont probablement été soulignés à la plume, deux jeunes enfants endimanchés regardant l’objectif sans sourire, sans expression – quelque chose de l’enfance nue livrée à l’autorité du photographe. J’ai insisté pour qu’on te remette dans ton fauteuil, pour qu’entre nos rendez-vous quotidiens tu puisses retrouver la source active de tes rêveries dans la contemplation de cette image d’enfance.

Heureusement, les voix des spécialistes s’élèvent désormais.

“On est à la limite de l’humanité, dans cette histoire, c’est une tragédie”, dit le Dr Serge Hefez sur TF1, “pouvoir accompagner les personnes âgées, nos parents, dans leurs derniers moments, pouvoir être avec eux, fait partie de notre humanité commune, on ne peut pas, même au nom du covid 19, faire l’impasse là-dessus” – “accompagner une personne âgée, c’est comme accompagner un enfant, ce sont des personnes qui sont très angoissées, qui ont besoin d’entendre les voix familières, qui ont besoin de présence, d’être rassurées, caressées” – “priver les familles de cet accompagnement est une grave erreur psychologique” – “il n’y a rien de pire que de savoir que votre parent va mal et que vous ne pouvez pas être auprès de lui.” Et le médecin de raconter que sa propre mère vient de mourir du covid 19 dans un ehpad, que lui aussi, il lui parlait par skype, mais “le contact skype pour les personnes âgées, ça ne leur dit pas grand chose.” Il raconte alors que la directrice de l’ehpad lui a permis de passer les derniers moments avec sa mère et qu’en sa présence, “je l’ai vue sourire, je l’ai vue revivre, je l’ai vue sortir de la nuit de la démence pour s’apaiser, elle est morte peu de temps après.”

Sortir de la nuit de sa démence, dit le médecin ; la ramener parmi nous, dis-je, moi qui ne suis pas médecin. Et je repense à Wajdi Mouawad qui parle des promesse qui fondent notre humanité : “celui qui est dans l’incertitude de la vie sera aidé par le reste de la tribu.”

“Je suis inquiet pour nos anciens déjà seuls et qu’il ne faut plus ni voir ni toucher de peur de les tuer. Ils mourront plus vite mais seulement de solitude”, écrit le professeur Gilbert Deray, de l’hôpital Pitié-Salpêtrière, sur sa page Facebook.

“Le temps presse pour les résidents en Ehpad qui sont atteints dans leur intégrité, psychique ou physique […]. Combien de seniors vont se résigner à faire la glissade fatidique (à se laisser mourir) avant que les instances sanitaires compétentes aient tiré les leçons (le fameux retour d’expérience, cher aux sachants) du drame qui se joue actuellement à huis clos dans les maisons de retraite ?” écrit Nathalie Rizzoni, Ingénieur de recherche, Sorbonne Université et CNRS, sur L’espace éthique. “Pour établir un lien entre l’univers aux lois complexes de ces résidents fragiles et le nôtre, seule la présence effective, les gestes (embrasser, caresser, masser), les odeurs que l’on apporte avec soi, le son de la voix (et non plus le sens des mots), demeurent des voies d’accès à l’être intime qui nous est cher, et constituent une façon tangible d’échanger encore avec lui, envers et contre la maladie.”

“Avec l’interdiction des visites dans les Ehpad, les seniors seront coupés du monde. Cette décision est motivée par la peur de l’opinion publique, qui serait touchée si l’épidémie se propageait aux anciens, mais ne semble pas choquée qu’ils puissent mourir par isolement,” écrit le philosophe Paul-Loup Weil-Dubuc dans dans une tribune du Monde. “Peut-on éviter le coronavirus sans se soucier des conséquences de l’isolement ? On peut proposer l’hypothèse suivante : au fond, les morts dues au coronavirus sont considérées comme évitables. A contrario […] une sorte de fatalisme étrange nous invite à penser que les morts dues à l’isolement sont inéluctables. Peut-être estimons-nous qu’une personne devrait être capable de vivre seule et qu’après tout, la mort de ceux qui en sont incapables est inévitable, même souhaitable quelque part. Peut-être avons-nous aussi davantage de mal à identifier et à objectiver la perte de liens comme la cause de la mort. Bref, de ces morts par isolement nous ne nous considérons pas vraiment comme responsables.”

Des masques, des tenues de protection, les gestes barrière, des tests (je suis une aidante immunisée !).

Qui fera entendre ces voix aux décideurs ? Qui les amènera à prendre les décisions qui permettraient qu’ils se regardent dans le miroir en se disant que oui, homme, femme parmi les humains, ils assument les responsabilité d’un monde où “celui qui est dans l’incertitude de la vie sera aidé par le reste de la tribu” ?

Enténèbrement – covid 19 jour 11

J’avais choisi de ne pas parler ici de la lecture du très beau et terrible dernier roman de Sarah Chiche, Les enténébrés, paru en septembre… Après l’été, le monde voulait la joie, la vitesse et l’insouciance, le monde voulait vivre.

Si je n’ai pas emporté le livre de Sarah Chiche dans mon abri, lorsque j’ai préparé à la hâte les livres qui m’accompagneraient dans ma quatorzaine (quatorzaine aujourd’hui transformée en confinement généralisé), j’en avais heureusement saisi quelques passages. Car Sarah Chiche est, elle aussi, une sentinelle, si l’on associe la vague proliférante du virus qui menace notre humanité aujourd’hui, à la vague proliférante de destruction de notre planète par le dérèglement climatique qu’elle mettait alors en scène, de façon magistrale. Le moment serait-il venu de donner la parole aux sentinelles ?

“À l’été 2010, un anticyclone d’une ampleur anormale s’installa au-dessus de la Russie ; il s’étendit vers l’est, sur des milliers de kilomètres, paralysant la circulation atmosphérique depuis Moscou jusqu’à l’Oural et au Kazakhstan. Venue de Turquie et du Moyen Orient et remontant au même moment vers le nord, une masse d’air torride fit alors déferler une vague de chaleur exceptionnelle, la plus forte – dirent après coup certains experts – depuis mille ans. Des bouleaux et des mélèzes plusieurs fois centenaires se mirent à flamber comme de l’étoupe sous la flamme du briquet. L’azur du ciel se drapa de gris. Moscou fut recouvert d’une épaisse fumée sombre de cendres, étouffante, qu’aucun souffle ne dissipait plus et qui stagna un nombre interminable de semaines. Des particules fines produites par la combustion des arbres polluèrent les terres noires, grasses et fertiles de l’Ukraine, au moment de la récolte des céréales. Les sols, sous la brûlure, se crevassèrent. Le maïs prit feu à son tour. Les tournesols se fanèrent. Les marchés agricoles s’affolèrent face à cette calamité extraordinaire ; en peu de jours, la valeur du quintal de blé fut multipliée par trois. Il fut décidé d’un embargo sur les exportations du blé russe. Mais la sécheresse gagna bientôt la Chine – d’autres évoquèrent, plus tard, des températures anormalement hautes au Canada, d’autres encore diraient que tout avait peut-être commencé en Australie. Malgré les gouvernements, les cours explosèrent partout. Le prix du pain monta en flèche. Le tourbillon cendreux s’étendait toujours. Affamée, une foule immense, que nul ne pouvait compter, quitta, sous un soleil noir comme un sac de crin, les campagnes d’Égypte, de Tunisie, du Maroc, de Jordanie, du Yémen et de Syrie, pour gagner les villes.”

Ce premier chapitre, après avoir déplié la chaîne des conséquences humaines des catastrophes climatiques, se clôt sur la gare centrale de Vienne, où se trouve la narratrice, où convergent des vagues de migrants démunis poussés sur les routes de l’exil – « des milliers de gens qui descendaient des trains et titubaient hagards, tels des automates, leurs enfants dans les bras ».

La narratrice, Sarah, est mariée à Paul, intellectuel connu pour ses écrits sur la fin du monde. Plus loin dans le récit, on assiste à l’une des conférences que donne Paul, qui permet à l’auteure de poursuivre ce dramatique portrait de l’état de notre planète aujourd’hui.

« Nous ne sommes pas, nous ne sommes plus, dit Paul, dans le cadre plus ou moins rassurant d’une disparition totale de l’humanité comme de la planète à un horizon cosmologique, quand le soleil explosera, dans des milliards d’années. Non. L’extinction de l’humanité dans un horizon historique est une certitude. […] L’accélération du processus de destruction est en marche. Regardez bien autour de nous, regardez, les attitudes de certains dirigeants américains, russes ou chinois sont des arguments d’« après moi le déluge ». Ils savent. Ils savent que, puisque nous allons tous mourir dans un horizon prochain, autant profiter de la manière la plus radicale et la plus totale des dernières ressources. L’exemple que je donne toujours, c’est celui des frères Koch, ces deux septuagénaires américains à la tête d’une fortune de quarante milliards de dollars, au bas mot, et qui se battent becs et ongles contre l’Agence fédérale de protection de l’environnement, pour qu’on puisse continuer à exploiter, en toute immunité, le pétrole des sables bitumeux canadiens de l’Alberta et l’acheminer, par oléoduc, jusqu’aux raffineries du golfe du Mexique. Pour extraire ce pétrole, on a été obligé de construire une centrale nucléaire. Alors, comment expliquer que, malgré leur âge et leur fortune, ils continuent à déverser deux cent mille tonnes de carbone de plus par jour dans l’atmosphère terrestre ? Par notre faute, le climat se détraque. Les sécheresses et les inondations entraînent des famines. Les famines, des émeutes. Les émeutes, des répressions sanglantes. Les répressions, des guerres. Les guerres, l’exil des plus démunis. L’Apocalypse qui s’annonce est une Apocalypse sans royaume. […] Il n’y aura plus de place pour tout le monde sur terre. L’unique choix de raison sera donc, pour un grand nombre d’hommes, de spéculer sur la faim dans le monde, de pousser à l’exode les plus vulnérables, de favoriser le tri racial, les guerres et les génocides, d’écraser les plus démunis […] Dans ce processus, la certitude croissante, génération après génération, d’une fin de l’humanité sèche, insensée, videra de sens les concepts usuels de Bien.”

Aujourd’hui, maintenant que la puissance de propagation destructrice du virus s’abat sur les plus faibles, “écrase les plus démunis”, aujourd’hui j’écoute la voix de Wajdi Mouawad, qui “jette ses forces dérisoires dans l’écriture” pour “faire preuve de présence aux autres” pendant ce temps du confinement.

“Est-ce vrai ou non, je l’ignore, mais on dit que les poissons sont revenus dans la lagune de Venise, on dit même que des dauphins y ont été aperçus, on dit aussi qu’à présent, la nuit, dans le ciel de Paris, on peut apercevoir les étoiles […] On dit aussi que la consommation d’électricité a drastiquement diminué, on dit aussi que quelque chose est entrain de se réveiller auprès des humains, on dit que les animaux reviennent, on dit que le ciel respire, on dit que les machines se sont mis à ralentir, on dit que quelque chose commence à souffler.”

Au jour 4 de son Journal de confinement, Wajdi Mouawad regarde un tableau de Rembrandt, Le sacrifice d’Isaac. Abraham, Isaac ligoté, le couteau dans la main de son père, l’ange qui retient la main du père, l’ange qui vient arrêter la mise à mort, le sacrifice. “Et si l’humanité était Abraham, obéissant à cette loi, cette loi devenue divine des exploitations, des brutalités, de l’usage que l’on fait du monde ? […] Et si nous étions Abraham sur le point d’égorger ce qui nous était le plus cher, la vie elle-même, la vie de la jeunesse, la vie des enfants et des générations à venir ? […] et si le virus était un ange arrêtant notre bras sur le point d’égorger ce qui nous était le plus cher, et si cet ange exterminateur était entrain de nous dire quelque chose d’immense ? […] Quelle alliance saurons-nous inventer entre nous ? Quels mots pour la nommer, et qui pour l’écrire ? […] Comment ferons-nous pour donner un nouveau sens aux mots de la tribu ?”

Laisser cheminer ces mots dans le silence du confinement. Quelle forme prendra-t-il, le nouveau monde que nous devrons construire, après ?