Le temps qu’il faut

Pratiques d’accompagnement de personnes handicapées — Le temps qu’il faut, vient de paraître chez L’Harmattan.

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Le temps qu’il faut pour soigner, accompagner, écrire. Pendant une année nous avons travaillé, avec l’équipe du service d’accompagnement à la vie sociale (SAVS) Le Lien, à Etrepigny, près de Charleville Mézières, à l’écriture cet ouvrage.
En voici l’introduction.

Écrire une clinique de l’accompagnement

Une vingtaine de minutes en voiture depuis Charleville-Mézières, la route s’enfonce entre les collines des Ardennes jusqu’à Etrepigny. Là, de belles et solides demeures en pierres de Dom, une rivière, des tourelles, une allée de tilleuls… nous entrons dans l’enceinte de l’ancien château où je retrouve les douze membres de l’équipe de travailleurs médico-sociaux du SAVS Le Lien. Nous nous connaissons depuis longtemps. Derrière les fenêtres de la salle où nous travaillons ensemble l’écriture, j’aurai vu défiler toutes les saisons.

Écrire au sujet d’autrui

Avant que ne germe l’idée d’écrire le recueil de récits dont vous ouvrirez, je l’espère, bientôt les pages, nous avons commencé par travailler les écrits professionnels dans le cadre vivifiant de l’atelier d’écriture. J’ai ainsi appris à connaître les professionnels de l’équipe au travers des textes qu’ils écrivaient dans l’atelier : l’intensité de leur investissement auprès des personnes démunies, la force de leur respect pour les personnes suivies, la persévérance dans l’action qui permet de restaurer la dignité de la personne, la patience. J’ai aussi appris à connaître les personnes suivies par l’équipe au travers des écrits : la diversité des troubles classés sous le mot handicap, la grande précarité de ceux qui souffrent dans leur cœur et dans leur esprit, dans leur équilibre et leurs relations avec les autres, dans leur place au monde.

Écrire est un travail délicat lorsqu’on exerce un métier dont l’objet est la personne en difficulté. Dans ces métiers de l’humain, ce que l’on connaît de l’autre, ce que l’on comprend de lui, se construit à partir d’une relation dans laquelle on est soi-même investi. C’est dans la rencontre que le travail opère, dans la rencontre que l’autre peut, avec le temps, donner sa confiance et se confier, prendre en compte ce qui se dit. Or, on rencontre l’autre en tant que personne et en tant que professionnel. En tant que personne, car on s’avance vers l’autre avec ses propres perceptions, ses propres représentations et expériences, ses propres paroles et modes de pensées. En tant que professionnel, car on construit une compréhension de l’autre en s’appuyant sur des repères et concepts qui mettront à distance les affects mobilisés dans la rencontre – sans toutefois jamais les effacer. La tentation est grande d’espérer écrire sans avoir à dévoiler la part de soi mise au travail dans la rencontre. Il faut transmettre ce qu’on a compris de l’autre sans trahir la confiance donnée. Un exercice d’équilibriste qui peut en décourager plus d’un.

Je connais ces délicates écritures au sujet d’autrui pour les avoir longtemps pratiquées, lorsque j’étais travailleur social – avant de devenir formatrice et passeuse, avant de mettre l’écriture au cœur de mes pratiques d’atelier et de formation. Je connais l’écart entre ce que l’autre a déposé en soi et l’analyse qu’on va transmettre. J’ai éprouvé la difficulté de s’adresser à des lecteurs qui ne connaissent pas les personnes au sujet de qui l’on écrit et doivent pourtant prendre des décisions essentielles les concernant. J’ai souvent trouvé, dans les dossiers des adolescents que je suivais à l’époque, les langues codifiées qui tentent de cacher subjectivité et affects derrière des mots valises, des mots savants. Peut-on dire le handicap autrement qu’à chiffrer une déficience sur l’échelle d’un QI ? Autrement qu’à faire entrer les personnes dans des cases ? Les chiffres et les cases rassurent, mais ils ne disent rien de la complexité d’un contexte, de la singularité d’une vie, des chemins et des détours empruntés, du chaos intérieur, de ce qui fait ouverture, soudain, dans la nuit.

Dans l’atelier d’écriture, avec l’équipe du SAVS Le Lien, nous avons écrit et écouté les textes, écrit encore, écouté encore, travaillé comment donner à voir les personnes suivies et les difficultés qu’elles rencontrent. Chacun a cherché ses mots pour dire l’autre à partir de ce qu’il perçoit et comprend, chacun a cherché comment signifier l’humain abîmé par la difficulté de vivre, la dépendance, l’accumulation des échecs… Nous avons analysé l’effet des mots sur les lecteurs, travaillé les récits de l’accompagnement. Peu à peu, nous avons construit les compétences qui permettent de rendre une pensée au sujet d’autrui accessible à des lecteurs, sans toutefois vider les textes du vivant qui donne à comprendre une complexité humaine – mouvante, évolutive, et singulière.

À travers la diversité des regards et des postures révélés dans l’écriture, j’ai vu se dessiner les contours d’une éthique partagée par les membres de l’équipe, une éthique fondatrice. J’ai vu la singularité d’une clinique de l’accompagnement de personnes dites handicapées. Alors est né le projet du livre qui paraîtra bientôt, Le temps qu’il faut. Il s’agirait d’écrire encore, d’aller plus loin. Le travail d’écriture serait soutenu par les relations de confiance construites dans l’atelier. On donnerait à voir la relation, les situations, les personnes. On donnerait à comprendre le vivant du travail avec l’autre, les aléas, le temps qu’il faut.

Écrire la clinique

La clinique s’inscrit à travers une présence. Elle mobilise la disposition du professionnel à être touché par l’autre, à comprendre ses difficultés. Dans ces métiers de l’humain, on y va de soi, de sa propre peau, de ses propres mots, de ses capacités à comprendre – de ses propres limites aussi. On peut devenir un étayage pour l’autre si l’on accepte de s’assujettir à lui le temps de la relation. On travaille ses émotions et affects pour que l’autre n’en devienne pas l’otage. La solidité de la posture se construit grâce au soutien de l’équipe et à l’analyse des pratiques, elle permet de ne pas se dérober, de ne pas déborder non plus – d’être des professionnels fiables, dans le sens d’être un homme ou une femme de parole.

Pour écrire la clinique, nous avons travaillé en dialogue avec la littérature. Nous avons cherché comment donner de la présence, des lieux et des corps aux récits afin que vivent les personnes et les scènes relatées. L’art de l’évocation a permis de saisir un peu de la vérité de ces relations complexes, du chemin pas à pas, des avancées, des désarrois. Un peu. À la mesure de ce que donne la littérature, lorsqu’elle nous fait entrer dans un monde, lorsqu’elle nous permet de nous identifier à des personnages, de vivre une histoire de l’intérieur.

La littérature nous enseigne la vie, elle éveille notre conscience en des contrées qui, sans les livres, nous resteraient inconnues. Elle ne dispose que de la langue pour faire vivre les histoires qui nourrissent notre soif de connaître et de comprendre. La langue, la langue vivante – la foisonnante diversité des langues qui enrichissent, livre après livre, notre héritage commun. Acceptant de me suivre sur cette voie, les auteurs de ce livre s’en sont remis au langage pour donner le vivant de leurs pratiques avec leur propre langue.

Ainsi les récits racontent-ils la relation transférentielle et ses effets sur l’accompagnement. Ils disent comment chacun est amené à supporter la difficulté confiée par l’autre dans la relation, à écouter son intuition, à improviser sur l’instant. Ils montrent qu’on est amené à construire avec ce qui barre le chemin, qu’on invente des paroles et des gestes qui ne figurent pas dans les protocoles ou les livres. Empathie, respect de l’altérité, capacité de comprendre et de se repérer par rapport à soi et à l’autre, bienveillance, sont autant de socles éthiques qui cadrent la relation. L’implication transférentielle se réinvente avec chaque personne, dans chaque situation.

Peu à peu, je voyais apparaître, dans les récits, les personnes qu’on aide à sortir des ornières de la dépendance, qu’on soutient pour qu’elles surmontent les obstacles dressés sur leur parcours de vie. Je découvrais la considération des personnes dites handicapées en tant que sujets capables de parole et de choix. Je devenais lectrice d’une clinique humaine de l’accompagnement. Aujourd’hui, au moment de clore le travail de ce livre, me revient ce mot, entendu lors d’une journée réunissant des praticiens de la formation et de l’analyse des pratiques autour des questions soulevées par la clinique (organisée par Psychasoc, mon partenaire dans cette action de formation): le mot compagnonnage – l’idée de compagnons avançant ensemble sur des chemins de vie particulièrement escarpés.

Le travail de l’ouvrage

Garder les voix d’écriture intactes permet de plonger dans le vif des rencontres, de découvrir les images telles qu’elles surgissent à la conscience de celui qui raconte, les questions comme elles viennent, les mots tels qu’ils se pensent et se disent – ce qui se perçoit, s’intuite, se joue dans l’instant avec l’autre. Cette diversité des langues du recueil donne les différentes façons de s’avancer vers l’autre. Chaque style apporte une variation sensible à la pratique partagée de l’accompagnement. Chaque voix porte une poétique de la rencontre avec la personne handicapée.

Par la pluralité des situations relatées, nous suivons le travail tel qu’il se vit et s’éprouve au quotidien : les récits sont brefs, ils ouvrent des portes successives sur des mondes humains contrastés. Ils nous font parfois tourner la tête, à force de les suivre, ces professionnels évoluant d’une situation à l’autre dans la journée, décompressant dans la voiture entre deux rendez-vous pour renouveler leur capacité d’écoute.
(…)
Aujourd’hui ce recueil existe. J’admire le travail qu’il décrit. J’admire les capacités relatées à aller vers l’autre et supporter les effets de la douleur sur les relations que les professionnels établissent avec les personnes démunies, à faire évoluer le vivant avec les forces de vie elles-mêmes. Je remercie les membres de l’équipe qui m’ont donné leur confiance en acceptant de me suivre sur les chemins de l’écriture, malgré les doutes inhérents à tout projet de publication. Grâce à eux, l’ouvrage peut désormais transmettre les convictions qui animent leurs pratiques et les valeurs qui donnent sens à leur travail.

Ce livre nous met en présence de réalités humaines habituellement confinées dans l’ombre, à l’abri des regards. Les auteurs, portant ces vies à la lumière, nous ouvrent des portes insoupçonnées. Entrons avec eux dans cet univers, éveillons notre regard à l’implication de personnes qui œuvrent à faire évoluer notre monde par ses marges – allons, ensuite, les yeux mieux ouverts.

Claire Lecœur
Consultante et passeuse d’écriture

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Une fois le livre achevé, j’ai retrouvé le groupe pour une dernière séance. J’ai demandé aux auteurs d’écrire un texte qui raconterait quelle avait été leur lecture de l’ouvrage que nous avions écrit ensemble. Vous trouverez leurs textes ci-dessous, dans les commentaires.

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