Maintenant que la vie – covid 19

Le 19 avril, les représentants du gouvernement ont rétabli le droit de visite des familles dans les établissements pour personnes âgées et dépendantes, à compter du lendemain, lundi 20 avril. Ces visites, interdisant le contact physique, auraient lieu “à la demande des résidents” ; elles se feraient “sous la responsabilité du directeur d’établissement”, qui “décidera des conditions”. Cette nouvelle a aussitôt suscité une vague de solidarité joyeuse : “tu vas enfin voir ta petite mère !”

Oui, il y eut soudain une brise joyeuse dans l’air venteux de ce printemps étrange, et je me demandais déjà où l’équipe organiserait ces rencontres, et comment nous ferions avec cette nouvelles contrainte de devoir rester à distance, après maintenant cinq semaines de cette aride traversée – vous le savez, vous qui m’avez lue : nous avons l’une et l’autre contracté le virus, ma mère et moi, il y a plus de six semaines, et nous sommes maintenant immunisées. Pourtant, je ne peux toujours pas approcher ma mère.

Non. Ralentir la joie. Refréner le soulagement – trouver d’urgence le frein le plus efficace. Savoir que cette phrase : “la responsabilité et les conditions de ces visites seront sous la responsabilité des directeurs d’établissement”, aura un coût, qui se payera en délais, en attente – en prolongation d’isolement pour ma mère.

Dès le lundi matin, j’adresse toutefois un mail aux directeurs (administratif et médical) de l’ehpad de ma mère, leur demandant, au nom de ma mère (“qui ne peut, comme vous le savez, en faire elle-même la demande”), de m’accorder ce doit de visite : quand, et dans quelles conditions pourrai-je venir la visiter ? La réponse me parvient de façon indirecte : la haute direction du groupe des ehpad dont dépend celui qui accueille ma mère est en pourparlers avec l’ARS, on me fera savoir. Quand ? Une semaine, deux semaines ? Plus ? Encore combien de temps ?

Chaque jour, je continue de lancer la musique de mes mots vers ma petite mère par voie de skype. Chaque jour, j’invente pour elle des images, je lui raconte les paysages qu’elle aimait – le vent dans les arbres, l’espace immense des plages du nord où elle passait ses étés d’enfance –, je lui invente des prairies très vertes où volettent des coquelicots – oui, c’est le mot qui vient dans la phrase, poussé sans doute par mon désir de lui transmettre un mouvement, les coquelicots volettent dans la prairie très verte. Chaque jour, j’invente pour elle un nouveau mouvement, un nouveau tableau.

Les soignants qui assistent à nos échanges (ils tiennent la tablette) me disent que ma mère réagit à ma voix, qu’elle s’éveille lorsqu’elle l’entend. Mais ce que je vois, moi, sur mon écran, tandis que je lance ma voix vers elle, c’est l’image d’une vieille femme complètement perdue, si vulnérable. Perdue. Qui ne comprend pas d’où vient cette voix qui pourtant lui rappelle quelque chose — si lointain maintenant. Alors, tandis que je lance vers elle plutôt un chant qu’une parole — variant les intonations, insufflant l’énergie dans le rythme des phrases, répétant certains motifs, développant la musicalité des images — tandis que j’invente pour elle cette musique, ma petite mère s’endort.

C’est sur cette image que je vais clore le récit de notre traversée.

J’ai choisi de sortir notre expérience personnelle de la sphère intime en la partageant ici – dans cet espace dédié à mon travail de passeuse –, du fait de l’urgence d’alerter sur l’isolement dramatique vécu par les personnes âgées pendant le confinement, et sur les conditions non moins dramatiques de la gestion des décès pendant cette crise. Nous avons été nombreux à élever nos voix. Quelque chose en a été entendu, repris dans les premières décisions d’ouverture des ehpad aux familles, dans l’est de la France : j’ai lu dans les journaux que la décision était prise “pour éviter que les vieilles personnes ne meurent de solitude”.

Ce partage a provoqué de belles rencontres – avec celles et ceux qui, à la différence de ma mère, peuvent s’appuyer sur le langage pour transmettre leurs sentiments — ma reconnaissance envers vous est profonde. Ces récits ont aussi éveillé, chez certaines des personnes que j’accompagne dans le cheminement avec leur écriture, le désir d’écrire autrement. Mais je parviens, maintenant que la vie va reprendre son cours, à la limite de ce que je peux raconter ici — ce chant que je déploie dans la sphère intime où je tente, malgré les obstacles de distance et les lenteurs décisonnaires, de maintenir éveillée ma petite mère, de la garder en vie — tant que la mort n’aura pas sonné son heure.

Le bouleau qui, à ma fenêtre il y a quarante jours, était encore entièrement nu, a désormais déployé ses feuilles vert tendre. Elles bruissent dans la lumière de cet étrange printemps.

Prenez soin de vous.