Avec Pierrette Fleutiaux

« Cette vivacité, cette impétuosité que peut avoir ma mère ! L’insatiable curiosité de la petite villageoise pour le vaste monde. Et la tendresse pour les embarras des exilés. »

    « Enfant, elle parlait le patois de son village, qui n’était pas le même exactement que celui du village voisin, une langue des frontières occitanes où les mots latins étaient encore très reconnaissables mais dont les déclinaisons s’étaient écrasées au fil des siècles sous le long meulage des travaux et des jours de la vie paysanne. »

C’est la voix de Pierrette Fleutiaux dans Des phrases courtes, ma chérie. L’auteure accompagne sa mère jusqu’à la fin de sa vie, elle écrit cette traversée.

    « Avec les gosses des autres villages, elle faisait chaque jour plusieurs kilomètres à pieds pour se rendre à l’école du bourg. Dans cette école, comme sur tout le territoire de la république, on parlait français. Toute rechute dans le patois était interdite. Elle n’a pas ouvert la bouche jusqu’à ce qu’elle sache former des phrases absolument correctes. L’institutrice s’était inquiétée de ce mutisme, ses parents aussi. Interrogée, sollicitée, ma petite mère ne livra jamais son secret. Peut-être ne savait-elle pas elle-même ce qui lui clouait ainsi la langue. Apprendre le français, avant toute chose. C’était la première porte de toutes celles qu’elle a dû forcer. Mais, contrairement à ses petits camarades du village, elle a su que c’était une porte essentielle, celle qui conditionnait l’ouverture de toutes les autres. »

J’aime lire ce texte lorsque je mets la focale sur la question de la langue, en atelier. Disparition des langues maternelles qui ont historiquement permis l’usage de la seule langue française sur le territoire… L’idée de cet épuisement, dont parle Pierrette Fleutiaux au sujet de sa mère, accompagne ceux qui peinent à affermir leur propre langue dans l’écriture — à trouver une musique et des mots qu’ils reconnaissent comme leurs.

    « Je pense que c’est là, dans la petite classe de l’école primaire du bourg, que ma mère a commencé son harassante entreprise de conquête. Rien n’irait de soi, il faudrait gagner de haute lutte, toujours. En elle, une toute petite enfant ne cessait de se hisser hors de la langue maternelle. On ne devine pas ce que c’est ce hissement perpétuel, chez ceux qui portent au cœur de leur chair une langue d’enfance qui est une langue méprisée. Chez certains, il a pour effet secondaire la violence. Chez ma mère, c’était l’épuisement. »

Écrire… il me semble connaître la nécessité de ce hissement, et vous ?

se hisser hors de

4 réflexions au sujet de « Avec Pierrette Fleutiaux »

  1. Ma langue est un organisme vivant, une colonie de polypes, un mycélium de champignon, un buisson ramifié… ou non, plutôt, ma langue est un bouillon de culture bactérien.
    Au début, tous les mots se ressemblent. Un seul mot désigne toutes choses. « Ca-ette », pâquerette… pour tout ce qui s’arrache dans une pelouse… « Gormande » pour parler de la petite fille qui aime trop les gâteaux… et de la vache laitière…
    Et puis les mots se divisent. Ainsi, je découvre qu’il y a « être » et « vous êtes », et que cela ne veut pas tout à fait dire la même chose. Les mots mutent. Ils s’adaptent. Celui-ci s’emploie ici, celui-là ailleurs. Et ils se divisent encore. Dans la pelouse, la pâquerette côtoie les pissenlits, le pâturin, les trèfles blancs, la luzerne jaune, la luzerne mélilot, le plantain, le chiendent…
    Ma langue est une culture bactérienne. Au départ quelques mots, très vite deviennent des milliers, issus les uns des autres. On pourrait en étudier la dynamique, à la manière du généticien. Telle souche subit une croissance folle, nourrie par le milieu ou activée par les conditions de température. Des mutations se sont succédé, faisant naître des milliers de mots. Telle autre est restée en latence : on compte une génération, peut-être deux, pas plus. Mais il suffira que les conditions changent, que la flasque soit transportée ailleurs (je veux bien m’accorder à être cette flasque-là), il suffira donc qu’elle se transporte ailleurs pour que cette souche, jusque-là endormie, se réveille et entame une croissance exponentielle. Alors, de mutations en mutations, des mots nouveaux naissent.
    Le plus souvent, ces populations bactériennes vivent en bonne intelligence. La richesse et la diversité n’inhibent pas l’apparition d’une nouvelle souche, bien au contraire. Parfois, une contamination vient changer la dynamique du bouillon, bousculer les équilibres du milieu. Mais ces souches étrangères loin de menacer la culture, participent à sa richesse et sa complexité.
    Ainsi, après des années d’évolution, de croissance, d’apparitions, de disparitions, de mutations, seule la patience de l’observateur attentionné pourra retrouver l’ancêtre commun, le mot qui les contenait tous.
    Laurence

    • merci, chère Laurence, de nous offrir ce texte. Vous avez trouvé une métaphore très parlante pour dire l’originalité de votre rapport au langage. J’aime la transformation de la seule « ca-ette » en toutes les autres plantes que l’on trouve dans une pelouse dès lors qu’on en a appris les noms.

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