Passeurs

Il est un fait que j’observe depuis longtemps : écrire peut restaurer le désir de lire.

J’ai souvent entendu dire, par les personnes venues écrire en atelier, qu’elles avaient perdu contact avec les livres. Elles faisaient le plus souvent remonter ce fait au début de leur vie professionnelle ; parfois la lecture les avait quittées sitôt sorties de l’institution scolaire.

Or, après quelques temps en atelier, après que leur propre écriture soit devenue plus investie, ces personnes s’animaient en parlant des auteurs qu’elles découvraient.

En atelier je lis, pour inviter dans l’écriture, des textes d’auteurs. Ces lectures sont soutenues par le désir de faire passer ma conviction que les livres nous aident à vivre. Je ne demande pas de compte-rendu de lecture, pas d’analyse savante des textes. J’invite à retrouver goût pour les textes qui nous parlent, nous touchent, à puiser le désir d’écrire dans ces textes.

On écrit en souvenir de, ou en dialogue avec les auteurs qui ont compté pour soi. Dans les ateliers — lieux ou chaque écrivant rencontre des lecteurs — la pratique de l’écriture éveille la curiosité pour les livres. Il faudrait donc commencer par restaurer un rapport personnel, vivant avec écrire, retrouver sens à ce faire, avant de se tourner vers les livres ?

Sur le site du passionné pédagogue Philippe Meirieu, j’ai découvert le texte d’une autre grande et passionnée pédagogue, Maria Montessori. La lecture et l’écriture raconte comment le chemin vers la lecture n’est frayé qu’après l’appropriation de l’écriture. Voyez comme il est joyeux de découvrir ces enfants jouant un rapport physique, sensoriel avec les lettres de l’alphabet sans encore savoir ce qu’elles représentent.

« Je reçus un jour une délégation de deux ou trois mères. Elles venaient me demander d’apprendre à lire et à écrire à leurs enfants. (…) C’est alors que les plus grandes surprises me furent réservées. Je n’enseignai d’abord aux enfants de quatre à cinq ans que quelques lettres de l’alphabet que je fis découper dans du carton par la maîtresse. J’en fis également découper dans du papier émeri, afin de les faire toucher du bout du doigt dans le sens de l’écriture ; je rassemblai ensuite sur une table les lettres dont les formes étaient voisines entre elles, pour rendre uniformes les mouvements de la petite main qui devait les toucher.

La maîtresse aimait ce travail et s’attacha à ce début si important. Nous étions étonnées de l’enthousiasme des enfants. Ils organisaient des processions, brandissant en l’air les petits cartons, ainsi que des étendards, et poussaient des cris de joie. Je surpris un jour un enfant qui se promenait tout seul en disant :

Pour faire Sofia, il faut un S, un O, un F, un I, un A et il se répétait les sons qui composent le mot. Il était donc en train de faire un travail, analysant les mots qu’il avait en tête et cherchant les sons qui les composaient. Il faisait cela avec la passion de l’explorateur sur la voie d’une découverte. »

Plaisir de la découverte, manipulation de la langue, expérimentation de ses effets sur les lecteurs, c’est par cela qu’on commence, en atelier. Ainsi des personnes éloignées de leur propre expression peuvent-elles retrouver goût à ces signes qu’on accumule sur le papier ; aux phrases qui se déroulent et s’étirent ou se suspendent sous la pression des mots qui montent à la page ; au sens qui s’invente progressivement. Si les adultes ne crient plus de joie comme ces enfants qui découvrent qu’ils écrivent dans la classe de Maria Montessori, le plaisir du texte ayant enfin saisi ce qui cherchait à se dire est un plaisir qu’on partage, en formation ou atelier.

plaisir de lire

« Quand, dans la Maison des Enfants, se produisit l’événement le plus important. Un enfant se mit à écrire. Sa surprise fut telle qu’il cria de toutes ses forces : J’ai écrit ! J’ai écrit ! Ses camarades accoururent, intéressés, regardant les mots que l’enfant avait tracés par terre avec un petit morceau de craie blanche.

Moi aussi! moi aussi ! crièrent d’autres enfants, et ils se dispersèrent. Ils allaient chercher des moyens d’écriture ; quelques-uns se groupèrent autour d’une ardoise, d’autres se couchèrent par terre et, ainsi, le langage écrit fit son apparition comme une véritable explosion.

Cette activité inépuisable était comparable à une cataracte. Ces enfants écrivaient partout, sur les portes, sur les murs et même, à la maison, sur les miches de pain. Ils avaient de quatre à cinq ans. L’établissement de l’écriture avait été un fait brutal. La maîtresse disait : Cet enfant a commencé à écrire hier, à 3 heures. »

Explorer la langue. Développer ses propres formes à travers toutes sortes de recherches créatives. S’inspirer de la musique d’un style, d’un thème, d’une histoire transmise par la voix d’un écrivain. Ensuite — parce qu’on a développé un rapport concret avec la langue et les contraintes d’écrire — ensuite s’arrêter, lisant, sur un passage où l’on découvre comment l’auteur s’y est pris, avec ces contraintes qu’on a soi-même découvertes en faisant.

plaisir de lire

Je vous laisse découvrir les différentes péripéties qui séparaient encore les enfants de l’appropriation de la lecture après la joie de se découvrir écrivant, ici : La lecture et l’écriture.

Voir aussi cet hommage à Maria Montessori et sa pédagogie active.