Interdiction d’être là – covid 19

Elle l’aura donc vaincu, le covid 19, ma petite mère ! Elle en est, oui, sortie et a rejoint son ehpad il y a deux jours – et ce jour-là, après avoir traversé la terreur de l’imaginer mourant seule sans adieu pendant les vingt jours de son isolement à l’hôpital, ce jour-là, la fièvre me quittait.

Elle nous aura donc fait ce cadeau, à moi, à nous, de ne pas mourir dans les conditions d’isolement déshumanisant dont parle Claire Fercak dans un texte généreux publié dans la collection Tracts de crise des éditions Gallimard : Ces morts qu’on n’accompagne pas.

“Les derniers moments de vie peuvent être joyeux tant qu’ils sont partagés […] chuchoter à l’oreille de ceux qu’on aime, le bonheur du malade qui vous voit arriver, l’instant banal que l’on vit comme un instant de grâce – une dernière sortie dans le jardin de l’hôpital, un ultime aveu, des mains qui se serrent, des caresses sur une joue, des embrassades – parfois seul le toucher est le moyen de communiquer ; tous ces gestes que l’on multiplie parce qu’on sait que le corps bientôt disparaîtra. C’est déchirant de penser que ces moments de partage sont retirés à certains”, écrit Claire Fercak, après le très beau Ce qui est nommé reste en vie, où elle donnait voix à des malades qui, pour d’autres raisons que ma petite mère, perdent la connexion avec leur moi pensant du fait de la destruction progressive de leur cerveau – mêlant, en une poignante polyphonie, ces voix à celles des soignants et des “aidants” (comme on nous appelle aujourd’hui) : elle-même, accompagnant la fin de vie de sa mère malade, et les proches des autres malades.

Elle nous aura donc fait ce cadeau inestimable, ma petite mère, de ne pas mourir dans ces conditions atroces, et je pense à vous, qui ici ou ailleurs nous avez accompagnées de vos pensées, nous avez entourées de vos vœux, vous qui louez sa force – et ma gratitude envers vous est immense.

Seulement voilà. Si le corps de ma petite mère est maintenant hors de danger, si elle a retrouvé son cadre, retrouvé quelques voix familières (j’apprends qu’à l’ehpad les soignantes sont en nombre réduit, je devine les atteintes du covid 19, les arrêts maladie), si donc le corps de ma petite mère n’a pas succombé, nul ne saura ni dans quelles contrées extrêmes ce duel contre la mort l’aura entraînée, ni quelles nouvelles déconnexions dans son cerveau lui auront coûté les forces qu’elle a jetées dans ce duel. Nul ne pourra rien en entendre, maintenant que ma petite mère a totalement perdu l’usage du langage, et je ne pourrai rien en deviner, moi qui l’ai si souvent “ramenée parmi nous” depuis le début de sa maladie, maintenant qu’est tombée sur les ehpad l’interdiction d’être là, auprès de ses proches.

Plus la voir sourire lorsqu’elle me voit approcher. Plus l’entendre rire lorsque je dépose des baisers sonores sur son front. Plus lui détendre les mains avec mes caresses, elle qui, dès qu’elle est inquiète, les garde fermées très serré. Plus décrypter ses cris en les reliant avec les circonstances qui les font naître, plus transmettre ce que j’en comprends aux soignantes, plus demander l’aménagement de sa prise en charge en fonction de ce que je comprends. Plus entendre cette sorte de babil non structuré qui n’a plus rien du langage, mais qu’elle continue de donner lorsqu’elle se sent en confiance, et se détend. Plus “tous ces gestes qu’on multiplie parce qu’on sait que le corps bientôt disparaîtra.”

Parmi les rencontres initiées par la publication de ces articles sur notre expérience du covid 19, j’aimerais parler d’Hélène Viennet, psychologue clinicienne et psychanalyste, intervenant en soins palliatifs, auteure notamment de À l’écoute des proches aidants, du répit à la rêverie, qui a posté ici un commentaire en réponse à mon article du 28 mars. Elle m’écrivait qu’elle espérait que “les soignants auront un peu de temps pour lui parler, nommer la coupure brutale et longue, lui redonner ses repères […] pour qu’elle puisse retrouver confiance en son environnement, aux sons des voix, aux lieux, aux odeurs, en ses soignants mais aussi en son corps et qu’elle puisse continuer à faire confiance à ses perceptions […] Car on ne sait pas ce qu’elle aura fait de ce temps […] Si vous pouviez les aider à rester curieux à ce qu’elle manifeste et qu’ils puissent lui énoncer, partager avec elle son « génie » et sa force…”

Comment dire la reconnaissance éprouvée quand, dans le grand isolement de cette traversée, des paroles viennent ainsi rencontrer ce qu’on sait, dont on ne peut pourtant que douter – car qui parle ainsi dans la grande tourmente des relations coupées par la seule logique de gestion de l’urgence sanitaire ?

Non. Je ne pourrai plus parler avec les soignantes. Je ne pourrai plus décrypter les paroles inaudibles, les signes ténus, les chemins secrets qu’empruntera ma petite mère pour signifier ce qu’elle ressent, car je suis interdite d’être là, près d’elle.

Je ne mets pas en cause l’ehpad, ni les soignantes – point n’est besoin de beaucoup de finesse pour deviner au bout du fil l’inquiétude extrême qui secoue l’institution ; l’équipe fait plus que ce qu’elle peut, et me propose un rendez-vous quotidien par skype qui mobilisera chaque jour une professionnelle, ma mère étant évidemment incapable de se servir d’un téléphone.

Me resteront mes mots, et le chant de ma voix, que je lancerai chaque jour de derrière mon écran vers ma petite mère qui en recevra la musique et, je l’espère, pressentira que – malgré ces barrières sanitaires dressées tout autour d’elle sans qu’elle puisse rien en comprendre -, pressentira que quelqu’un est là, malgré tout, avec elle.