Une année sublime ?

Oserai-je ce mot, sublime, dans le chaos actuel ?

Oserai-je poser sublime contre les effractions de violences qui fissurent notre monde, contre les menaces extrémistes et la frénésie aveugle des lois du marché, contre les attaques répétées envers la dignité humaine ? Oui, justement, sublime. Comme une invitation à trouver d’autres voies, d’autres rythmes – à créer des chemins féconds de pensée vers soi-même et vers les autres.

Anne Dufourmantelle, psychanalyste et philosophe, a semé le mot en publiant La fin du sublime, dans Libération, au mois de juin. Elle écrivait : « La sublimation a vécu. Tout ce qui attente à l’envie immédiate est perçu comme un obstacle. La pulsion a trouvé un regain de toute-puissance dans un monde qui ne supporte aucune limite. »

Cette sublimation en voie de disparition, élaborée par Freud, est une conversion de nos pulsions « vers une satisfaction esthétique, intellectuelle et sociale. » Sublimer, c’est trouver une issue « au chaos de nos envies et de nos tourments » en leur donnant forme de pensée, de création. L’idée a cheminé. Je l’ai retrouvée au détour des ateliers, elle s’est invitée en formation.

J’intervenais près de Douai, dans un établissement recevant des enfants handicapés, pour deux fois deux jours de formation. Les professionnels du groupe – auxiliaires de vie, moniteurs éducateurs, infirmière, assistante sociale, éducateurs – découvraient le temps de l’écriture. Ce temps hors du temps de l’action, où la pensée éclot dans le silence, ce temps qui permet de revenir aux événements douloureux, aux questions restées sans réponse, d’élaborer ce qui s’est enkysté. Quatre jours. Quatre jours pour écrire le suivi d’enfants lourdement handicapés et rencontrer les collègues à travers leurs textes. Quatre jours pour partager le tumulte du travail, pour transformer l’âpreté d’un vécu en récit partageable — voilà le temps du sublime.

Je me souviens des mots de l’infirmière du groupe après ce temps de formation : « Si on nous avait dit, il y a quatre jours, que nous serions capables d’écrire les textes que nous avons écrits aujourd’hui, nous ne l’aurions pas cru. »

Lorsque je propose d’écrire, dans ces formations, les écritures vont très vite chercher les lieux brûlants de l’expérience, ces foyers douloureux qui couvent, en marge de la conscience, dans l’attente d’être pris en compte. Il faut commencer par reconnaître ces émotions — comment elles nous agissent, nous animent –, apprendre à leur donner forme dans des textes. Quand ce matériau brut se transforme en une œuvre partageable, alors on atteint le sublime.

Dans les ateliers, prendre le temps du silence est le premier passage. Dans le silence se cultive l’espace intérieur qui naît avec la lecture, avec l’écriture. Inventer un personnage ? Tenter le portrait d’une personne disparue ? Irriguer une histoire des questions qui nous ébranlent ? Transmettre une vision du monde dans un récit ? Dans le silence se trament les affects, les mémoires, le singulier, avec les mots.

Laurent Mauvignier disait, dans Regarder la mort en face paru dans Le monde des livres après les attentats de novembre 2015, « Écrire, c’est tenter de répondre à cette question de savoir qui nous sommes tous ensemble et chacun pour lui-même, chacun dans cet ensemble, et comment cet ensemble regarde chacun. (…) C’est la seule réponse que j’ai pour essayer de comprendre le monde, et le seul moyen pour tenter d’en parler, d’en saisir quelque chose. »

Les choses se jouent tellement au-dessus de nous qu’il est impossible d’en maîtriser le cours. Pourtant, chacun à notre mesure, depuis notre place, il nous reste à être celui – celle – que nous sommes, dans sa singulière façon de vivre et d’aimer, de faire œuvre. Nous en avons un furieux besoin, après cette année 2016 que nombreux s’accordent à reconnaître comme une année noire. S’écarter des idées reçues, des généralisations totalisantes, des amalgames. “Rendre à chacun la singularité et la complexité de sa vie. Tout ce que les tueurs, les fanatiques veulent nier, eux qui ont besoin de tout simplifier”, écrivait encore Laurent Mauvignier.

Tenter de découvrir ce que nous pensons, de connaître ce que nous désirons — en faire œuvre. Ainsi, oui : le temps du sublime et de son partage est ce que je nous souhaite, de tout cœur, pour 20017.

2017

 

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