Soigner, l’écrire

À Jane, à Estelle

« — Alors, tu écris le réel ?

— Oui.
— Tu écris ce qui vient de se passer ?
— Oui. J’écris juste après. Enfin, quelque temps après. (…)
— Tu écris au fur et à mesure ?
— Oui.
— Donc, tu ne sais pas ce qui va arriver ?
— Non. (…) Je ne vois pas la fin.
— La réalité ne s’arrête pas…
— Non…
— C’est un présent infini… »

Marie Dorsan écrit Le présent infini s’arrête et nous plonge dans l’invraisemblable quotidien d’une équipe soignante : « Je travaille dans un appartement thérapeutique, rattaché à un hôpital psychiatrique. On accueille des adolescents. Très malades. Souvent, personne n’en veut. Qui, en plus des troubles psychiatriques, ont des troubles de l’attachement, des pathologies du lien. Alors ça remue ! Ça remue les soignants. J’écris les souffrances de ces jeunes. La difficulté de les soigner, de les accompagner ou tout simplement de rester là, avec eux. Je veux raconter ce que c’est, ce travail, leur vie. Je veux… Dire. Décrire. Montrer. Tout. Le bon et le mauvais. Je voudrais que l’on pense d’avantage à eux. »

Une écriture au plus vif de la présence d’adolescents déchirés, agressifs, violents, qui fait fuser comme un signal de détresse la question Comment tiennent-ils ?

« J’ai craché sur un patient après des mois de tension dans le service, je me suis sentie très coupable » dit Mary Dorsan ; « j’ai été au commissariat, là ils m’ont dit que les patients devraient être enfermés en hôpital psychiatrique — tout s’effondrait. »

Tout. La foi qu’il faut pour tenir la posture soignante au jour le jour face à la violence, à la répétition, aux menaces, aux déclarations d’amour fou. La foi et la nécessité de comprendre, derrière la violence des actes, la fragilité infinie de ces jeunes. Tout s’effondrait, alors : écrire.

« Je voulais m’exposer. J’ai voulu exposer tout ce qu’il y avait à l’intérieur de ma tête. On n’ose pas raconter des histoires comme ça. »

Raconter ces histoires comme elle se vivent. Elles nous meurtrissent tant l’écriture est proche des blessures qui hantent les adolescents et, par ricochet ou imprégnation, ceux qui les soignent. Comment tiennent-ils ? Comment tiennent ceux que j’accompagne dans leurs épineuses écritures au sujet d’autrui, ceux-là qui accueillent, soignent, tentent d’éduquer des enfants ou des adolescents ou des adultes que leur souffrance met hors jeu ?

Marie Dorsan écrit parce qu’elle a craché sur un adolescent qui poussait l’équipe au bout de ce qui est humainement supportable. Elle écrit pour comprendre. Pour ne pas rentrer dans le rang de ceux qui disent qu’il faudrait les enfermer (les supprimer ?) ces adolescents qui ne trouvent pas de place, pas de paix. Marie Dorsan observe, s’observe, l’écrit.

Qu’est-ce que soigner des adolescents psychotiques dans un appartement thérapeutique ? C’est être là, être avec, écrivaient d’autres infirmiers traversés par d’autres folies — lorsque je les accompagnais à élaborer leur posture de soignants.

Observer, et l’écrire. Écrire est la voie que j’ouvre à ces personnes qui souvent ne connaissent pas la valeur de leur travail. Je les invite à dire leur réel en l’écrivant. Ainsi l’écriture fait-elle son œuvre — elle fait sens, conduit à reconnaître ce qui nous habite en-deçà de la conscience.

La semaine dernière, une jeune assistante sociale disait l’importance que notre travail de formation avait pris à ses yeux. « C’est votre manière de mettre notre travail en valeur, ça nous permet de le voir autrement. »
— Peut-être avez-vous ce sentiment parce que ce qui m’intéresse, quand j’écoute vos textes, c’est d’entendre votre intelligence au travail ? Cette intelligence des situations, des relations, qui vous aide à comprendre l’autre en supportant d’être confrontés à des difficultés de vivre que beaucoup ne pourraient simplement pas imaginer.

Lisant Marie Dorsan j’ai pensé à Georges Perec. « J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture. » (W ou le souvenir d’enfance)

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Nuit blanche 2014, Jörg Müller, Noustube

6 réflexions au sujet de « Soigner, l’écrire »

  1. Chère Claire, merci pour ton article, la présence de mon prénom que tu y as associé m’a beaucoup touchée. Et j’aime le titre que tu as trouvé, « Soigner, l’écrire ».
    Estelle

    • En souvenir de nos nombreuses conversations sur les ateliers, sur la portée symbolique du travail en groupes avec la création, et notre besoin de nous engager dans des espaces où écrire ne soit pas enfermé dans le normatif, ni ne soit gardé pour le seul usage des dominants,
      chère Estelle.

  2. Merci Claire pour ce que tu écris du livre de Marie Dorsan. Tu donnes merveilleusement envie de le lire…
    Pour alimenter la réflexion des lecteurs de ce blog et de toi Claire qui l’alimente de tes belles résonances à propos de livres très divers mais où l’autre est toujours là en tant que sujet (merci aussi pour ça) je cite ici, en fort lien je trouve avec ce que tu nous dis du livre de Marie Dorsan, les 2 lignes de Robert Maggiori, le philosophe, dans une critique qu’il a écrit pour Libé à propos du livre de Frédéric WORMS intitulé « Le moment du soin. A quoi tenons nous ? » :
    « A quoi et à qui tenons-nous, par quoi et par qui tenons nous, ne tient-on que parce qu’on a été tenu, qu’est ce qui fait qu’on ne tienne plus debout, qu’est ce qui fait qu’on ne tienne plus à rien ? »
    L’article lui-même est riche et je peux en envoyer une photocopie par voie postale à qui m’en fera la demande. Bien cordialement à tous.
    Pierre Frenkiel (Paris 14)

  3. Bonjour Claire,

    Je partage avec vous depuis quelques temps cette préoccupation qui prend pour moi une place de plus en plus importante, cette volonté de témoigner de ce qui se passe, se vit là, dans les lieux supposément dédiés au soin. Et puis et surtout encourager et accompagner ceux et celles qui y sont impliqués à dire, à écrire. Figurez vous que cette nécessité m’est apparue de façon encore plus prégnante récemment, alors que je lisais sur un site un commentaire d’un lecteur du « présent infini s’arrête ». Celui-là n’avait pas aimé et je suppose qu’il ne trouvait pas les propos politiquement corrects.. Il regrettait que l’auteur ait décrit l’obésité de certains ados, la mettait d’autre part en lien avec la prise de neuroleptiques et vivait le regard porté sur eux comme péjoratif, dégradant. Quelle obstination féroce à ce que le réel s’habille de beau ou ne soit pas !

    • Merci, Jacques.
      Je pense que le beau, dans la démarche de Dorsan, consiste à donner le réel tel qu’il s’éprouve, tel que la narratrice l’observe en tant que soignante, et surtout pas à lisser les pathologies des ados pour les estomper ou rendre leurs comportements moralement acceptables.
      J’avoue avoir pensé, aux 2/3 des 720 pages, après 2 jours et demi d’immersion dans l’ouvrage, qu’il faudrait, oui, les enfermer ces ados qui provoquent tant de douleur dans leur entourage du fait de leur propre douleur — oui, j’avoue l’avoir pensé comme le commissaire auprès de qui la narratrice va déposer une main courante parce qu’elle a craqué avec un ado, je me suis vraiment demandé comment il est possible de tenir face à cette accumulation de violences et de provocations et c’est cela la force de ce livre : donner le combat quotidien pour remettre tous les jours de l’humain là où la maladie réduit des êtres à leurs pulsions.

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