Stations (entre les lignes)

9 septembre 18 heures, ligne 13 direction le Sud, premier jour d’un atelier en soirée dans le 14°…

… et première fois dans le métro aux heures de pointe depuis longtemps.

J’ai dans la tête des tas de phrases d’auteurs comme chaque fois avant d’ouvrir un atelier. Aujourd’hui il y a cette phrases de Peter Handke qui, dans Le poids du Monde raconte qu’il s’exerce à réagir par la langue à tout ce qu’il perçoit. Il s’exerce au reportage immédiat d’impressions ressenties à mi-chemin entre l’âme et le corps.

Moi aussi je m’exerce, à mi-chemin entre mon âme habitée de littérature et mon corps compressé par la foule, debout dans cet espace instable entre les wagons à côté d’un type en tee-shirt et caleçon large en tissu noir brillant. Le type porte des tennis dernier cri (enfin, pour moi), il a accroché ses Rayban dans le V de son tee-shirt de marque et s’est accroché à la poignée où nous nous tenons en grappe en essayant de ne pas nous faire coincer par les glissements des plaques métalliques qui déplacent continument le sol de cet entre deux wagons. De l’autre main, le type tient un livre de poche, épais, et il lit. J’ai oublié de dire la peau foncée et les cheveux rasés sous la casquette, la cinquantaine. Non, je n’ai pas vu le titre du gros livre de poche que cet homme lit.

Cet homme ne le sait pas mais le plaisir de voir ce livre dans sa main me pousse, au retour de l’atelier, à sortir le livre de Jane Sautière des la pile des livres qui m’ont tenu compagnie pendant l’été : Stations (entre les lignes) aux Éditions Verticales, 2015.

Au début, le livre de Jane avait fait remonter cette phrase (de… aidez-moi : Perec ?) : « On pourrait dire toute une vie en racontant les portes qu’on a ouvertes. »

    • « Gare de Francouville
    • (…) J’avais six ans lorsque nous sommes revenus en France, et je suis émerveillée d’avoir un jardin, un cellier qui sent le papier journal humide et l’escargot, où j’héberge un lapin ; émerveillée d’aller chercher l’eau à la source de la ville avec une dame-jeanne, de me laver dans un gros tub en zinc en semaine, de fréquenter les bains-douches municipaux le dimanche et, surtout, de voir passer les trains au raz du jardin. Je faisais des signes au conducteur et il me répondait toujours.
      Mon grand-père, que je n’ai pas connu, était cheminot. J’ai souvent entendu parler de son engagement syndical jusqu’au-boutiste (il était toujours dans les derniers à terminer une grève, voire le dernier), de son alcoolisme qui rencontrait la férocité de ma grand-mère et provoquait les violences qui ont précipité, outre le manque d’argent, le départ du foyer de leurs deux enfants, mon père à quatorze ans comme mousse et ma tante, mariée tôt à un homme bien plus âgé qu’elle. »

    Dire toute une vie en racontant non pas les portes ouvertes mais par les lieux qu’on a habités, ces stations sur le chemin d’une vie — un peu comme les vêtements éveillaient, dans Dressing, la mémoire des événements qui leur étaient liés.

      « Métro
      Changement à Stalingrad vers la ligne 5 pour rejoindre la gare du Nord. Le couloir de la correspondance est bondé, ça avance quand même vite. Foule du matin, pressée, coagulée et pourtant fluide, on avance au pas de charge. Le moindre accroc et ralentissement et ce sera la collision. (…) Ascension vers le RER bondé, odeurs du matin, mélange d’eau de toilette et de vêtements sales. Je me propose de lapider l’inventeur de ce parfum à la noix de coco et je rattrape mon estomac avec les dents. Je détourne les yeux de la calvitie spongieuse et grasse sur laquelle j’ai le nez. Pourquoi je ne m’habitue pas ? »

    Non pas simple récit de vie mais réflexion sur soi – le monde – la vie comme elle va, comme elle court — d’une station l’autre, d’une tranche la suivante — et toujours la gravité magnifique des phrases de Jane creusant profondément chacun des sillons ouverts par l’écriture.

      « Gare de Courbevoie, Montparnasse-Bienvenüe, Vavin
      (…) J’ai acquis, dans cette épouvante de l’enfermement, un métier : je suis devenue éducatrice pénitentiaire (…) et j’ai, rétrospectivement, plus d’admiration que d’étonnement pour la très jeune femme qui choisit de s’empoigner avec ses ombres plutôt que de les laisser incuber. Il y avait, dans la recherche d’une issue propre aux détenus, quelque chose qui me paraissait à ma portée, tandis que la liberté était inaccessible, trop grandiose, trop pure, trop belle finalement pour guérir des misères de pierres tombales. »

    Aviez-vous lu Fragmentation d’un lieu commun ? Si un jour vous avez suivi avec moi une formation sur comment dire le réel de l’autre dans les métiers de la relation, alors vous m’aurez entendu lire des fragments de ce livre écrit sur le fil de la nécessité la plus exigeante — quand l’écriture doit redonner à la vie ce que le réel avait pris au vivant.

      Je me souviens de cette cellule, d’où pendait toujours une grande serviette de couleur (« tu sauras où je suis quand tu passeras »). Les proches des détenus hurlaient depuis la plate-forme de la gare quelques phrases, désignées comme « parloir sauvage » par l’administration, et cette sauvagerie avait le goût irremplaçable de la mûre acide du roncier. Je l’avais vue, elle, la jeune amoureuse, la « Elle » archétypale, toute pâle, accrochée des deux mains à la balustrade, sur la plate-forme de l’escalator où je suis maintenant, pour héler son homme de toutes ses forces, comme le font les autres. Et elle est restée là, navrée, on ne l’entendait pas, le petit filet de voix de ce rossignol que le bruit de la ville écrasait. »

    Ainsi va ce nouveau livre de Jane Sautière porté, comme Fragmentation d’un lieu commun, par la nécessité de dire un réel écrasant et, l’empoignant par l’écriture de le mettre à distance.

      « On aimerait se distinguer, avoir pour les autres des sentiments, d’ailleurs on en a. Ce matin ça sent le sûr, une odeur de corps confit au lit, quelque chose de fané et de moite. En face, une fille jeune, jean et grosses écharpe autour du cou, je la remarque parce que me cinglent les fuites de ses écouteurs. Elle a le front étroit de l’animal de troupeau. Mais ce n’est pas elle qui pue. Sans doute nous tous, adjoints les uns aux autres, suants d’être coagulés. Souvent cette envie, là dans ce piétinement, dans ce collage obligé de taper dans le tas, avec rage. On ne peut pas s’aimer, on est trop près. »

    Alors viennent se glisser parmi les autres quelques stations plus joyeuses comme la découverte du Tram de Gentilly jusqu’à la porte de la Villette :

      « Le plaisir de rouler sur les boulevards extérieurs, paysage particulier. Même la nuit, il y a à voir. Cette petite boutique, épicerie, fruits et légumes exagérément colorés dans l’obscurité, les cases lumineuses des fenêtres des logements en nombre, les gens sont chez eux, nous dans notre bel aquarium, éclairé lui aussi (…) une traversée de l’ordinaire, l’enfilage de la rémanence des scènes quotidiennes, ce que la traversée rend saillant et qui, sinon, ne serait qu’à peine perceptible. Le terrain de stade éclairé où des jeunes jouent, l’érable frêle et gracieux aperçu dans le square de la Butte du Chapeau-Rouge, la laverie libre-service dans sa lumière blanche, la flèche lumineuse qui désigne la boulangerie (…) »

    Avec, toujours en ligne de fond, la pensée de ce monde en marche et de soi parmi les autres en mouvement vers on ne sait où, mais écrivant, mais vivant.

      « Mon père, déjà âgé, s’arrêtait devant toutes les palissades de chantier, tous les travaux, il faisait même l’effort d’aller voir comment évoluaient les grands travaux, ceux qui vont marquer un changement dans la vie des habitants et un progrès, pensait-il. Je fais pareil maintenant. La construction du tramway va de la porte de la Chapelle jusqu’à celle de Vincennes en passant juste devant chez moi a été une succession de moments d’une curiosité inépuisable. Une attente fébrile. Puis la joie d’utiliser le fruit de cette attente, comme une rétribution à la masse de travail. Il faut vieillir pour s’émouvoir de cela, pour noter l’architecture des efforts, voir comment, alors que l’informe et la boue s’étaient installés, d’un coup, une étape se franchit, une trajectoire se dessine. Accompagner cela par la conscience claire qu’il s’agit de vivre dans son temps et qu’il est compté. »

    sautière