Frontières sanitaires — covid 19

Aujourd’hui, soixante jours après la dernière fois du sourire de ma mère et nos derniers baisers, trente-neuf jours après qu’elle soit retournée dans son ehpad (après trois semaines d’hospitalisation et d’isolement absolu), aujourd’hui, dix-huit jours après que le gouvernement ait rétabli le droit des visites des familles dans les ehpad, je rends pour la première fois visite à ma mère.

Jeudi 7 mai 2020. Le printemps donne sa très belle lumière sur les routes presque désertes. Première fois au volant depuis le début du confinement. Lenteur étrange. Temps distendu de l’attente, corps ralenti. Sortir de la passivité de l’enfermement ?

Je racontais ici mon désir de suspendre le récit de notre traversée du covid 19, car je pensais que nos échanges, une fois organisés par le biais de skype, relevaient de la sphère intime. Mais les barrières sanitaires bouleversent le partage entre ce que nous considérons comme relevant de l’intime, et ce que nous considérons comme relevant du social. Si je continue à lancer vers ma mère la musique de mes mots à travers l’écran de l’ordinateur, si nous continuons à chercher, comme le racontait ici France Audiffred, comment donner à ces mots la douceur tactile des mains qui ne peuvent plus toucher nos proches, si le désir de vivre de nos petites mères s’étiole sous nos yeux et menace de s’éteindre à force d’isolement, il en sera encore longtemps ainsi, après lundi prochain, 11 mai — date du début du déconfinement. Cette situation terrible ravive le besoin d’alerter, de faire savoir.

À la fenêtre de la chambre de ma mère, depuis la rue, le mimosa qui en décembre était en fleurs est mort. Calciné.

Dans le jardin de l’ehpad, ils ont dressé une tente, ouverte sur deux côtés. Sous la tente, quatre tables de jardin alignées — quatre fois soixante-dix centimètres, soit deux mètres quatre-vingt de distance entre les deux places qu’ils nous octroient, de part et d’autres de cette barrière, à ma mère et à moi. (Les directives sanitaires disent un mètre cinquante minimum.) Sur les côtés des tables, des sièges barrent la possibilité de passer. On m’a fait entrer par la porte secondaire, afin que je ne contamine pas l’intérieur du bâtiment. Je suis un visiteur, le covid 19 est passé par mon corps et par celui de ma mère, mais je viens du dehors, je suis potentiellement dangereuse.

Je signe la “charte des bonnes conduites des visiteurs”, qui double les obstacles matériels des tables et de l’obligation de porter un masque à presque trois mètres de distance : je dois m’engager sur l’honneur à ne pas approcher ma mère, sinon les visites me seront interdites. Je m’engage sur l’honneur. N’étais-je pas, signant la demande d’admission de ma mère dans cet ehpad, la personne dite “de confiance” ?

Confiance. Je pense à ma sœur, infirmière dans un hôpital parisien, qui me parle du travail de Laurent Garcia, cadre infirmier à l’ehpad des Quatre saisons à Bagnolet. Florence Aubenas, dans un reportage paru dans Le Monde du 31 mars, a montré combien la dimension humaine du soin est préservée dans cet ehpad, malgré le danger et la peur du virus. Ma sœur connaît Laurent Garcia, il lui raconte qu’il a choisi de faire confiance aux familles lorsqu’elles visitent leur proche. Après les avoir informées des précautions à prendre, il sait qu’elles ne mettront pas en danger la personne qu’elles aiment. Question d’éthique, de confiance qu’on se donne entre personnes de parole. Question d’humanité aussi.

Je regarde le mimosa calciné à la fenêtre de la chambre de ma mère, je l’attends. Je sais qu’on ne l’a pas sortie de sa chambre depuis qu’elle est revenue dans l’ehpad, trente-cinq jours auparavant. Derrière la place qui lui est attribuée de l’autre côté des tables sécuritaires, les feuilles rondes d’un bouleau s’agitent dans la lumière, j’entends les oiseaux. Heureusement, me dis-je, heureusement pour elle qui aimait par-dessus tout être dehors, dans son jardin — heureusement cette visite, car au moins sentira-t-elle la douceur printanière sur sa peau.

Puis la voilà, fauteuil roulant poussé par la professionnelle qui médiatise notre rencontre. Elle est là — aveugle d’un œil et de l’autre une acuité visuelle de 6/10° –, on cale son fauteuil de l’autre côté de la table, elle regarde dans la direction du corps qui l’appelle, ce corps si loin, ce visage masqué, qu’elle ne reconnaît pas. Le contact visuel dure quelques minutes, puis ma mère se détourne, elle ferme les yeux et se met à écouter, comme elle le fait sur skype, ma voix. Elle s’assoupit.

La professionnelle en charge de la visite (masquée elle aussi) vient s’asseoir près de ma mère, lui parle près de l’oreille, lui touche le bras. Ma mère reçoit les signes de ce corps si proche du sien, elle ouvre les yeux, tourne la tête, regarde la professionnelle, reste quelques instants attentive, puis referme les yeux, s’assoupit à nouveau.

Mais elle m’entend. Depuis cet au-delà dans lequel elle s’enfonce, elle prononce un son qui dit oui, plus tard un son qui signifie non — mais elle ne se connectera pas à la présence corporelle qui lui fait signe de l’autre côté de la distance instituée par les directives sanitaires.

Pourquoi suis-je si bouleversée en reprenant ma voiture — si dissociée ? Tout va bien, me signifie l’institution avec force sourires derrière les masques, avec force paroles lénifiantes, les corps et le personnel sont saufs, ils font le maximum — une connexion skype cinq jours sur sept et une visite par semaine –, de quoi vous inquiétez-vous ? Tout va bien.

La frontière sanitaire m’expulse de la relation intime avec ma mère en me faisant basculer de l’autre côté, avec les étrangers dangereux. Suis-je encore une proche de ma mère ? Comment se dit le contraire de proche ? On dit adversaire, on dit éloigné, on dit différent, ou encore lointain. Les frontières sanitaires ont-elles transformé “la personne de confiance” que j’étais en une lointaine de ma mère ? Suis-je encore la fille qui prend soin de sa mère ?

12 réflexions au sujet de « Frontières sanitaires — covid 19 »

  1. Très chère Claire, merci de continuer à partager avec nous à la fois ta douleur intime et ton cri de révolte. Ils sont indissociables et nous réveillent quand nous aurions peut-être tendance à considérer comme sages et inévitables les précautions prises lors de tes visites à ta petite mère. Je ne peux pas en dire plus, Juste me faire plus proche de toi en lisant et relisant tes mots, les larmes aux yeux. Dehors, il s’est mis à pleuvoir.

    • Chère Nicole, merci pour ta présence et pour tes mots. Ce qui rend la situation folle, c’est qu’il n’y a aucune raison pour que la professionnelle qui s’approche de ma mère soit “moins dangereuse” que je ne le suis, moi – qui ai eu le covid 19, qui suis restée confinée tout le temps nécessaire, qui fais comme elle les gestes (masque et lavage de mains) qu’on appelle “barrière”.
      Si ma mère avait encore la possibilité de comprendre tout cela – le virus, la nécessité de se protéger, etc. – la situation serait moins folle à mes yeux, je crois. Là, je l’ai ressentie depuis son point de vue, selon la distance entre personne “proche” et personne “lointaine”, et j’ai eu le sentiment que tout était renversé, ou dénaturé.
      Heureusement, il reste le contact par la voix.

  2. Comment ne pas être bouleversée par cette distance imposée ? Dissociée, ėcris-tu. Bien sûr. A quelle place es-tu ? Les frontières te la volent la place que tu souhaiterais choisir. Heureusement que reste la voix et tu sais choisir les mots pour ta ‘petite maman ‘ et pour tant d’autres à qui tu fais partager ce que vous vivez. Merci pour ce précieux témoignage. Aline

    • Merci Aline pour tes mots bienveillants. Je pense qu’il faudrait accumuler de nombreux autres témoignages afin que la conscience de ce qui se vit dans ces lieux cachés des regards ne soit pas effacée par le bouillonnement de vie qui reprendra après le 11 mai.

  3. Bonjour Claire,
    Nous nous sommes croisées à Montpellier, il y a quelques mois maintenant, dans une classe de l’université Paul Valéry où vous donniez un cours sur l’atelier d’écriture. Après votre intervention que j’avais beaucoup appréciée et qui m’avait touchée, j’ai eu envie de vous connaître mieux en allant sur votre site et, depuis le début de ce confinement, je suis le chemin douloureux que vous empruntez chaque jour dans la relation à votre mère. J’en suis d’autant plus touchée que j’ai perdu la mienne il y a presque un an et demi et que je me répète depuis le début de cette épidémie qu’hélas, je suis soulagée que ma petite mère n’ait pas à vivre ça… Je sais la souffrance, l’inquiétude que cela aurait été pour elle, qui vivait au Québec, loin de moi, de ses petits-enfants…
    Elle allait avoir 90 ans.
    Vos textes me touchent au coeur car cela aurait pu être elle, cela aurait pu être moi… Merci de nous les donner à écouter, à ressentir avec vous. Je reste à l’écoute et souhaite le meilleur pour vous deux…
    Myriam

    • Merci Myriam pour votre présence et votre témoignage. Oui, je comprends que vous ayez besoin, dans l’après-coup, de protéger votre maman de la peine que ç’aurait été, pour elle, de se sentir ainsi coupée des liens avec ses proches. Tout ce temps perdu pour le vivant qui précède la fin. Car dans les ehpad, la situation va durer encore, longtemps, et risque d’être oubliée dès que la vie reprendra un cours plus normal. Tenons-nous ensemble pour que cet oubli n’ait pas lieu.

  4. Parsemées les marguerites, dans l’enchevêtrement des mauvaises herbes et des ronces….

    • Oui, Nicole ; les ronces qui enserrent la dignité des personnes ainsi coupées de leur monde, et de leur vie, par ces folles restrictions sanitaires de leur liberté élémentaire.

  5. Merci Claire pour vos écrits. Vous témoignez de l’inhumanité qui s’affiche sous couvert de bons soins et c’est cela qui est à mes yeux terrible. L’intelligence du coeur s’efface, se calcine sous les protocoles et les “bonnes conduites”. Cauchemars…
    Vous témoignez aussi de l’humanité qui résiste. Vos rêveries, votre regard sur le printemps, votre venue et votre voix sortent votre “petite mère” de sa chambre. Ô oui il me semble bien que vous êtes proche. Une proche contrainte à l’éloignement. Une proche qui ne se soumet pas, qui invente, qui de sa voix fait lien, une proche qui par d’autres moyens que le corps se relie. Votre voix fait corps, les vibrations et les petites perceptions sont langages et franchissent toutes les barrières dressées par ceux qui sont assurés de faire Bien. (Et les certitudes sont si dangereuses …)
    Bon dimanche Claire
    Hélène V.
    Pour vous ce poème
    “J’ai su pourtant donner des ailes à mes paroles,
    Je les voyais tourner en scintillant dans l’air,
    elles me conduisaient vers l’espace éclairé…”
    L’hiver, Philippe Jaccottet.

    • Merci chère Hélène de votre présence active et bienveillante, je reconnais ici, dans ce message, l’écoute que vous m’avez généreusement offerte dans les moments les plus chauchemardesques – je reprends volontiers votre mot – de cette traversée. Oui, il est facile de perdre le sentiment de sa propre intelligence, face au déni d’une armée de bien-pensants. Merci aussi pour ces ailes aux paroles de Jacottet. Belle journée aussi à vous et courage pour votre précieux travail d’écoute.

  6. Cet après midi, je vais enfourcher mon vélo, et sous la pluie et le vent, je vais m’en aller voir ma mère, ma Mummy, chez elle, à quelques kilomètres. Cet après midi, lorsque je l’embrasserai, j’embrasserai toutes ces “petites mères” confinées derrière des protocoles et des barrières inhumaines. Cet après midi, lorsque je parlerai avec ma Mummy, je parlerai à toutes ces mamans privées, privées du toucher, de l’odeur, privées du geste tendre, de la caresse. Cet après midi, je vous emmènerai, vous, chacune, les filles des “petites mères”, et je vivrai des temps partagés, avec vous. Et mes larmes couleront avec vos larmes, et mes mots diront un peu des vôtres, et notre rencontre sera pleine de vos douleurs et de vos amours
    Véronique G
    Et puis, je vais diffuser vos textes, pour que l’on sache, pour que l’on s’insurge, pour que l’on se batte, pour faire entendre, pour que ça change, pour que la relation redevienne essentielle, juste essentielle

    • oh oui, embrasse-la fort, chère Véronique, ta Mummy, pour toutes les filles qui ne peuvent le faire avec leur mère, oui que la relation redevienne essentielle, merci Véronique !

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