Parfois les mots deviennent des mains

Avec France Audiffred, nous partageons la grande inquiétude de savoir nos « petites mères » enfermées dans des ehpad qui s’arc-boutent sur des consignes sécuritaires de protection contre le covid 19, sans tenir compte des ravages psychiques et affectifs causés par la rupture des liens avec l’entourage des résidents que nous leur avons confiés.
Elle m’a confié ce texte afin que je le publie ici.
Merci pour elle : de votre lecture, et de vos commentaires ; merci aussi, pour nous et nos mères, et toutes les personnes ainsi enfermées, de faire circuler cet article aussi largement que possible.

« Parfois les mots deviennent des mains » ; la voix de Jacques Bonaffé, passeuse d’une poésie si rare à la radio me rejoint à l’instant, dans l’habitacle de la voiture. Ces mots – ou plutôt cette profération – sont de Serge Pey dont me reviennent aussitôt la stature d’ours et le bâton brandi. J’ai eu la chance de l’entendre dans je ne sais quelles rencontres poétiques il y a longtemps, difficile d’oublier l’homme à la voix rocailleuse et l’allure de prophète.
Si la voix peut enchanter, si elle peut mener à la révolte, elle a aussi le don d’apaiser, comme la caresse des mères sur le front des enfants. Les mots peuvent devenir des mains pour bercer nos plus proches, panser leurs plaies, les border dans la douceur d’une présence aux derniers temps de leur vie. Mais, je me le demande si souvent ces jours-ci, nos mots peuvent-ils les réanimer ?

Car j’ai besoin de ces mots-là, besoin de croire en leur vertu d’éveil et de me fier au souffle qui les porte. Il me faut parier que ces mots que je ne peux ni te murmurer ni te chanter (car ton ouïe de nonagénaire requiert qu’à mon tour je profère), ces mots que je lance vers toi depuis la forge de mon ventre et qui s’étranglent parfois dans ma gorge, ces mots aux doigts enlacés seront capables d’abriter ton désir de vie qui s’essouffle, je le sens.

Nous sommes nombreux en ce moment – et cette fraternité inespérée compte – à n’avoir que le lien des mots avec celles et ceux que l’on aime. Et pour échanger de longues heures au téléphone avec tous les proches devenus lointains (je pourrais dire le contraire aussi bien mais c’est une autre histoire), je sais d’expérience que cela est supportable pour autant que ça ne dure pas, dans la plupart des cas.

Dans d’autres situations, celles où la présence « pour de vrai » est interdite alors que se profile la mort ou le lent étiolement qui la précède, c’est insupportable ! Mais comment le faire entendre dans le fracas des statistiques qui, dans les media, succèdent au silence sur ces lieux de confinement avant l’heure – cela me devient difficile d’écrire EHPAD tant cet acronyme est devenu sinistre – où nous sommes nombreux à confier nos parents ?

Bien avant l’épidémie, tu pressentais l’effet « mouroir » de la maison de retraite et me l’avais signifié quand, croyant bien faire, je t’avais proposé d’en visiter plusieurs pour retenir une place dans celle qui te conviendrait le mieux. Je t’avais expliqué la nécessité de t’inscrire sur une liste d’attente comme dans les crèches (avenir en moins, avais-je pensé). Tu vivais alors depuis peu dans un foyer logement pour personnes âgées, choisi parmi d’autres après mûre réflexion. D’emblée tu as opposé à ma suggestion une résistance farouche que je n’ai d’ailleurs pas combattue, seulement tenté d’amadouer. Si le pragmatisme était de mon côté (trouver rapidement un lieu médicalisé qui soit accueillant relèverait ensuite du challenge), le désir chevillé à l’âme de préserver ce qui te restait de liberté, était du tien ! Je suis heureuse a posteriori que tu aies su faire pencher la balance en ce sens pour les quelques années où ta santé, déjà vacillante, l’a néanmoins permis.

Nous n’en sommes plus là depuis bientôt cinq ans ma petite mère… J’ai retracé ailleurs ton road-trip éprouvant dans divers établissements, avant que tu n’arrives dans celui-ci dont tu n’as jamais pu retenir le nom mais que, puisant dans tes talents de conteuse pour pallier des trous de mémoire devenus abyssaux, tu as baptisé « Le Mucem ». Je me demande si, obscurément, tu ne t’es pas identifiée à une quelconque épouse de pharaon dont on pourrait placer la précieuse dépouille dans notre Louvre marseillais, t’assurant d’une immortalité exposée plutôt qu’un éternel repos près de la mer que tu aimes tant !

Quels que soient les stratagèmes que je prête à ton inconscient, ce Mucem est bien la dernière étape de ton parcours, ce que tu découvres par intermittences, bien qu’il t’arrive encore d’espérer « guérir ». Depuis que tu y es installée, il se passe rarement une semaine sans que tu me dises : « J’étais en train de rêver… de penser à des choses… de flotter… » ton amorce est chaque fois différente mais la suite est toujours la même ; « Et puis je me suis dit : quand je vais rentrer à la maison… et là, je me suis traitée d’idiote, je ne rentrerai jamais à la maison, je mourrai ici ! C’est dur tu sais ! »

Chaque fois tu m’as prise à témoin de ton accès brutal à ce savoir, chaque fois j’ai eu le cœur serré par sa cruauté, comme s’il me fallait moi aussi réapprendre la dure leçon encore et encore… Mais jusqu’ici, le récit dense de cette expérience et de toutes celles que l’âge et la vie en Ehpad t’infligent, se faisait dans la proximité immédiate de ton corps et du mien, dans l’échange des regards. Jusqu’ici je pouvais prendre ta main en silence ou chercher les mots qui pourraient, non pas tromper ta lucidité mais te signifier la fidélité de ma présence aussi longtemps qu’il faudra. Jusqu’ici je notais à l’avance mes visites plusieurs fois par semaine sur l’éphéméride qui permet aux aides soignants de trouver réponse à la sempiternelle question : « Elle vient aujourd’hui votre fille ? » qu’ils te posaient dés qu’ils te sentaient languir, c’est-à-dire chaque jour.

Seulement ces temps ci, même cela n’est plus possible.
Même cela. Cette petite passerelle de tendresse dont tu as besoin pour assurer ta marche sur ce chemin qui t’emmène là où tu ne sais pas…

Depuis quelque temps, l’interdiction des visites en Ehpad est « assouplie », j’ai d’ailleurs reçu un carton – pardon ! un « mail d’invitation » – pour venir te voir au jardin ! Que le drame avoisine la farce, je ne l’avais jamais à ce point mesuré que pendant cette étrange garden-party. Confinée depuis le 9 mars au Mucem, tu n’as pu me revoir vraiment que le 27 avril pendant une demi-heure, masquée, à « distance de sécurité » (alors que tu n’attendais qu’une chose : être embrassée) et sous un parasol ! Encore a-t-il fallu que je déploie toutes mes armes de persuasion pour obtenir un des premiers créneaux de visite. Te retrouvant, j’ai mesuré l’étendue du désastre : tu te laissais glisser constamment dans ton fauteuil roulant pour éviter que ton sacrum ne soit trop pressé contre le coussin (une nouvelle dermo-abrasion m’avait on dit un peu plus tôt, mais tu n’avais jamais eu si mal et je n’entendrais le mot « plaie » que plusieurs jours plus tard).

En ce moment les mots justes, les mots vrais ne sont pas prononcés ou alors ils le sont dans une brutalité qui échappe à leurs auteurs. Ainsi cet infirmier bonne pâte, alors que je l’interroge au téléphone sur ce sommeil envahissant qui gagne tes après-midi, me privant d’avoir avec toi ces petits dialogues auxquels tu t’accrochais (et moi aussi !), et qui me répond sans ambages : « Votre mère ne dort pas, quand je m’approche, elle ouvre les yeux, c’est de l’abrutissement ! Qu’est-ce que vous voulez, elle est au lit des heures durant, elle s’abrutit. » Ce mot entendu au téléphone sur le trottoir de ton Mucem où j’étais venue déposer fruits et douceurs faute de t’apercevoir à la fenêtre, ce mot-marteau m’a percutée de plein fouet. Je ne l’aurais pas choisi pour désigner le laconisme de plus en plus fréquent de tes réponses lorsque j’appelle, l’hébétude qui s’installe comme si tout doucement tu t’enfonçais dans la brume. Mais c’est de cela qu’il parle à sa manière crue, et à tout prendre, je le préfère aux formules neutres et dénuées de subjectivité que d’autres utilisent, les cadres en particulier, pour me parler de toi.

Si je savais au moins que ce qui te dérobe à la relation te procure le repos. Si je savais que tel Bilbo dans son vieil âge, tu pars avec les Elfes et tous ceux dont ce n’est plus le temps vers la douceur mélancolique mais salvatrice des Havres Gris (tels que je les imagine), je saurais mieux te laisser aller. Je ne sais pas si mes mots ont encore le pouvoir de toucher en toi ce qui veut bien vivre, cela aussi tu vas me l’apprendre, j’en suis sûre. Mais c’est une leçon douloureuse…

France Audiffred
Marseille, dimanche 3 mai 2020
france.audiffred@orange.fr

Au commencement
Gravure Christine Bouvier-Bernard

6 réflexions au sujet de « Parfois les mots deviennent des mains »

  1. Ce texte m’a amenée à une réflexion dérangeante mais nécessaire et que de plus en plus de personnes comme moi partagent. La vie ne se résume t’elle qu’à rester en bonne santé ? Depuis le début de cette épidémie, l’unique préoccupation a été de maintenir les gens en vie, de les soigner, de les sauver, de les protéger. Tant mieux dirais-je mais au-delà de cela a t’on pris en compte que nous sommes aussi des « animaux sociaux », que nous avons aussi un besoin vital d’être vus, reconnus, touchés, enlacés ?
    Ne serait-ce que se prendre les mains ! Quel beau geste d’amour, de partage, de vie tout simplement.
    Nous avons tous en mémoire ces orphelins de Roumanie retrouvés après la chute de Ceaucescou abandonnés dans les orphelinats et la plupart très atteints mentalement par manque de soins affectifs.
    Actuellement tout rapprochement nous est interdit à part les mots, et encore de loin, par skype, téléphone, visioconférence de peur que…
    Oui la peur de tomber malade mais aussi dans le consensus général du « Rien ne vaut la vie ».
    Cette distanciation sociale dont on nous assène les vertus va laisser bien des traces. Elle va entraîner la mort de certains qu’on veut en toute bonne conscience préserver : les personnes âgées.
    Elles qui n’ont plus souvent rien d’autres à offrir ou recevoir que des baisers, des câlins ou tout simplement la main.

    • Merci Chantal pour votre témoignage en réponse au texte de France Audiffred – oui, comme vous le soulignez, cette distanciation sociale est très dangereuse pour les personnes fragiles !

  2. Je suis persuadé que beaucoup de gens auront envie de témoigner afin que leurs voix soient entendues, même rétrospectivement (Ce sont vraiment des textes de fond qui relèguent le covid au rôle d’élément déclencheur d’un scénario dystopique, ( la pandémie), l’axe qui permet de pousser le sujet des EHPAD pour faire prendre conscience de l’étendue du problème ( c’est d’ailleurs ce que j’ai toujours aimé dans la science-fiction extrapoler un sujet pour en faire ressortir le danger…) Sauf que dans ce cas précis, les faits dévoilés le sont par des témoins aux prises avec l’âpre réalité. Si les EHPAD avaient déjà souvent mauvaises réputations, les informations remontaient généralement jusqu’à nous par le biais de la presse, de la télévision. Dans le cas de ces textes, nous touchons à l’intime. Des témoignages qui peuvent donner un écho à ceux qui ont vécu le drame sans avoir eu l’occasion, ou la possibilité de s’exprimer, à ceux qui, dans les années à venir seront confrontés au problème au sein de leur propre famille, et qui serviront à informer les autres). Dans la mesure du possible, il serait intéressant de recueillir des témoignages des membres du personnel soignant. C’est pour cela que j’aime l’idée d’un titre comme : Derrière les lignes. En dehors de la référence évidente à l’écriture, il induit une notion de territoires retranchés, d’attente, de combat difficile… sans oublier que selon son camp, chacun des participants installe ses propres lignes… Mais que l’adversaire se méfie, on peut parfois effacer celles qui s’étalaient là pour tracer… un nouveau plan de bataille.

    • Merci Loïc pour votre commentaire. J’ai voulu, ainsi que France Audiffred – dont je publiais le texte ici -, faire entendre la voix des familles coupées de leurs parents, alors que nous les avions confiés « en confiance » à des établissements pour qu’ils en prennent soin. Mais, depuis « la ligne » dont vous parlez, nous assistons impuissant.e.s à la détérioration de l’état de nos proches du fait des règles de protection sanitaires, et de l’isolement qui en découle. Avec ces règles – qui protègent les corps – la vie psychique et affective de nos mères n’est plus prise en compte, alors que nous savons l’importance d’être près d’elles pour adoucir leur fin de vie. Oui, il faudra que de nombreuses personnes témoignent. Il faudra penser l’humanisation de ces structures.

  3. Je vous livre le témoignage d’Elsa (55 ans), une amie aide-soignante dans ce qu’on appelle chez nous (en Belgique) « un home pour personnes âgées » (EPHAD) :  » je suis en très grande colère. Je vis très mal depuis le confinement. J’ai ressenti un tel manque de respect… Sans matériel pour nous protéger et protéger nos résidents fragiles… La peur amenait chaque jour un peu plus de méfiance les uns envers les autres de l’équipe et des résidents. Ce n’est vraiment pas de cette façon que j’envisage mon travail. Nous étions chaque jour un peu moins nombreux, un peu plus fatigués. Après 4 semaines, des personnes « extérieures » ont été engagées pour éviter un  »naufrage ». C’est cette bouffée d’humanité soutenue par la commune et la solidarité des habitants qui nous redonnent un nouveau souffle, nous devons continuer, mais autrement… »
    Autrement, mais nous laisseront-ils le loisir et le temps de préparer, de le vivre cet « après » en proposant une vraie présence aux plus fragiles, avec des structures à taille humaine ouvertes vers le monde pour accueillir nos anciens ? Ils sont notre mémoire, notre passé et sans eux, comment envisager le futur ?
    La « distanciation sociale » est un terme horrible, barbare… il s’agit d’une distanciation physique qu’on nous impose au départ pour des raisons sanitaires mais qui devient en fin de compte le moyen de créer des barrières entre nous… de nous isoler, de nous priver de notre humanité.

    • Merci Marina de témoigner de la difficulté des soignant.e.s en nous transmettant les paroles de votre amie prise dans la tourmente. Avant de confier ma mère à l’ehpad où elle est maintenant enfermée, j’avais organisé à son domicile une aide 24 heures sur 24, avec sept soignantes en tout. Cela a duré deux ans. J’ai dû gérer l’équipe – les relations dans l’équipe, les absences… -, veiller à tout et travailler en même temps. Après, je n’ai plus pu. Si vous saviez comme je le regrette, maintenant que depuis 60 jours elle a été coupée de tous les liens qui la maintenaient vivante !

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