13 novembre 2015

Voilà.
C’est le lendemain de l’horreur — j’écoute, hébétée, le travail de parole qui se tisse autour de la plaie ouverte dans notre humanité, dans notre capacité à parler, à penser.

Je suis de ceux qui prennent appui sur la mémoire pour lutter contre la répétition d’une folie aveugle et mortifère. Alors je vais chercher ce livre merveilleux paru en avril 2015, où Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet suturent ensemble une autre plaie venue déchirer — il y a si peu de temps — notre raison : Prendre dates, aux éditions Verdier.

« Il y a beau temps que je me demandais ce que ça pouvait bien faire au corps, au cœur et à l’esprit de vivre une période où d’une année à l’autre tous les signaux passent au rouge : est-ce qu’on s’en aperçoit, est-ce qu’on en prend la mesure, est-ce qu’on y pense, est-ce qu’on en rêve ? »

Ces actes, tombés cette nuit dans nos corps tout comme en janvier dernier : « c’est l’irrémissible faillite du monde qui pourtant, en principe, depuis Auschwitz, devait tâcher de ne plus trop faillir, et qui n’a jamais cessé de le faire. »

« Comment oublier l’état où nous fûmes, l’escorte des stupéfactions qui, d’un coup, plia nos âmes ? On se regardait incrédules, effrayés, immensément tristes. Ce sont des deuils ou des peines privés qui d’ordinaire font cela, ce pli, mais lorsqu’on est des millions à le ressentir ainsi, il n’y a pas à discuter, on sait d’instinct que c’est cela l’histoire. Ça a eu lieu. Et ce lieu est ici, juste là, si près de nous. (…) Ensuite vient le moment réellement dangereux : lorsque tout cela devient supportable. On ne choisit pas non plus ce moment. Un matin, il faut bien se rendre à l’évidence : on est passé à autre chose, de l’autre côté du pli. C’est généralement là que commence la catastrophe, qui est continuation du pire.
Il ne vaudrait mieux pas. Il vaudrait mieux prendre date. Ou disons plutôt : prendre dates. Car il y en eut plusieurs, et mieux vaut commencer par patiemment les circonscrire. On n’écrit pas pour autre chose : nommer et dater, cerner le temps, ralentir l’oubli. Tenter d’être juste, n’est-ce pas ce que requiert l’aujourd’hui ? (…) réapprendre à poser une voix sur les choses. (…) commençons, pour s’ôter du crâne cet engourdissement du désastre.
(…) Nous sommes encore dans cette suspension du temps, ne sachant pas très bien ce qui est mort en nous et ce qui a survécu dans le pli. Maintenant, un peu de courage, prendre dates c’est aussi entrer dans l’obscurité de cette pièce sanglante et y mettre de l’ordre. Il faut prendre soin de ceux qui restent et enterrer les morts. On n’écrit pas autre chose. Des tombeaux. »

Dans la stupéfaction de la pensée qui accompagne le désastre, lire, relire, écrire… Retrouver le chemin des mots, le chemin du sens, de la vie ôtée cette nuit de façon barbare à — combien disent-ils ? 129 morts ? 352 blessés ?

Attaquer l’impensable de ces meurtres qui s’abat par tonnes dans le corps, l’attaquer avec les mots de Boucheron et de Riboulet qui, après les attentats de janvier, détaillaient l’enchaînement des faits, le choc dans les corps, l’anéantissement de la pensée. Mesurer l’écart entre les actes de janvier et ceux de novembre : non plus venger dans un bain de sang l’affront commis contre le Prophète par des caricaturistes provoquants, non ; mais punir le plaisir, et notamment celui des jeunes — le jeunesse libre, riant dans la cité –, punir de mort le plaisir d’être ensemble.

« Comment disait-on, avant-hier, sidération ? Aujourd’hui je dirais plutôt : stupéfaction. Car ce sentiment mêlé de terreur et de soumission à la brutalité des choses, les anciens le désignaient du verbe verreor , qui dit la crainte et la révérence. »

Cette nuit, nous avons à nouveau rencontré « l’escorte des stupéfactions. » Comme en janvier, les image atroces défilent en boucle ce lendemain des massacres. Avec les images, les paroles s’amoncèlent — guerre, scènes de guerre, traumatisme de guerre, guerre civile. Chacun fait son travail — de journaliste, de policier, d’infirmier, de psychologue… Je fais le mien — de passeuse d’écriture et de livres.

« Ce qu’on a fait ici, c’est occuper un peu, faute de mieux, cet entretemps incertain qui s’étire entre la stupéfaction de l’événement et le recul de l’histoire. (…) L’occuper un peu, en y jetant des mots, en l’inscrivant quelque part, des noms et des dates, rien de plus. On sait faire, c’est vieux comme les tombeaux : s’occuper des morts et calmer les vivants. Pour le reste, ça commence. Tout est à refaire. »

Ce 14 novembre 2015 nous ne connaissons encore que les chiffres. Nos cœurs saignent de ces sacrifiés d’un monde malade. Comme le disent Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet : « Pour le reste, ça commence. Tout est à refaire. »

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8 réflexions au sujet de « 13 novembre 2015 »

  1. Merci Claire pour ce rappel aux mots. Seule issue pour sortir de la sideration. Souffle coupé, corps figé, pensée tétanisée nous n’avions pu imaginer l’horreur à ce point. Nous ne pouvions concevoir être atteint dans ce savoir vivre ensemble que le monde nous envie, nos valeurs, notre culture. Si vulnérables nous sommes face à la haine et si courageux nous serons à continuer à vivre comme nous le souhaitons. Prenons dates en effet pour que cette monstrueuse tuerie nous permette de nous mobiliser, chacun, chacune. Faisons que tant de vies arrachées en un soir fassent barrage contre l’oubli.
    A bientôt
    Véronique

  2. Passer des livres et des mots qui aident à faire trace – à contenir ce chaos brut, ce viol de l’humanité.
    Passer des livres et des mots qui aident à renouer avec la plus absolue comme la plus infime attention à l’autre.
    Passer des livres et des mots qui recomposent le seul souci convenable, celui de tenir ensemble la douleur, la déchirure, et tout ce qui réconforte et console et apaise.
    Merci de faire ce travail – à votre juste place.

  3. merci à tous deux de soutenir l’œuvre d’humanité que je tente ici en passant par les mots
    « il faut parler », entend-on ce lundi 16 novembre au moment où chacun doit sortir de la stupéfaction pour reprendre le cours de sa vie, de son travail… Parler ou écrire, je reviendrai peut-être raconter cet atelier d’hier, dimanche 15 novembre, où il ne fut pas possible de proposer autre chose que d’écrire autour de ces événements.
    Que la vie soir plus forte que la mort est certainement la seule réponse que nous pouvons apporter à ces attaques mortifères, chacun.e à sa manière.
    Amitiés

  4. Chère Claire,

    Primum vivere, deinde philosophari… D’abord vivre, philosopher et discuter plus tard, après, jamais…
    Nous y sommes pour quelque chose, dans ce qui arrive. A force de cesser de penser, à force de renoncer à la langue, au goût de la langue, à force de s’abandonner aux jouissances mortifères, nous avons créé une civilisation qu’Heidegger appelait « inauthentique » une civilisation du « on », dit Jacques-Alain Miller. Au fond, jouissons, le reste on s’en fout. Le reste : songer, rêver, élucubrer, inventer, être artistes chacun à notre manière, hors des prêts à porter. Sans doute l’art et la pensée nous rendent-ils vigilants et gais : et nos enfants grandissant dans ce climat y trouvent la « raison de vivre » dont parle Pierre Legendre. Ces enfants qui ont commis des actes barbares sont des enfants français. Que leur a t-on offert ?

  5. Ping : Et par le pouvoir d’un mot, je recommence ma vie … | Cercle Littéraire de Combray

  6. Merci Claire de nous aider à formuler les pauvres mots que l’on a à notre disposition pour tenter de sortir de cette sidération. Cela fait mal d’écrire en ces temps. On aimerait aller ailleurs. J’ai fait écrire cette semaine les jeunes auprès de qui j’enseigne. Eux aussi aimeraient aller ailleurs. Et j’ai été stupéfaite de leur désir d’écrire, à leur façon, avec leur liberté de langage, mais sans humour cette fois, ce qu’ils sont en train de vivre. La part qu’ils ont perdue. L’insouciance qui les a quittés. Il a fallu contenir beaucoup d’émotions dans les groupes et les jeunes sont pudiques. Mais ils y sont allés. Et j’ai vu, oui j’ai vu, après la lecture des textes (sans retour), les jeunes se détendre, échanger entre eux, les pleurs ont cessé. Quand tu dis : il fallait poser une voix sur les choses. Je pense qu’on était là. Lutter contre l’anéantissement de la pensée. Nous, les « vieux », ce peut être notre toute petite aide que de savoir entendre ces voix et d’aider les jeunes à dire ou à écrire. Bien modestement.

    • chère Florence, merci de tes modestes mots, comme tu dis, merci d’avoir déposé ici ton récit
      il me fait penser à l’atelier du dimanche 15 novembre. Nous étions 5 autour de la table alors qu’il s’agissait encore de rester chez soi par « mesure de sécurité ». J’ai invité ceux qui m’avaient rejoint à écrire sur les événements — à dire comment l’impensable était venu déchirer leur quotidien.
      Après la journée, les participants ont dit qu’écrire les avait aidé à sortir de la stupeur, à apaiser la terreur ; ils se sentaient plus fort d’avoir entendu les textes des autres ; écrire avait permis de donner forme à l’indicible, de le penser ensemble — écrire et écouter les autres — ces valeurs d’humanité que je soutiens avec ferveur dans mes ateliers par l’usage de la langue et le respect de l’expression de chacun.

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