Dans « Le goût des mots », Françoise Héritier explore les origines sensuelles du langage.
Elle nous invite à retrouver l’étonnement de l’enfance qui découvre les mots à travers leur sonorité, leur matière… Une exploration toute intime de ce qui fait le goût de l’existence.
« Je distingue trois catégories de mots. Dans la première, courante, ingénue, sans surprise, sont rangés tous les mots dont la sonorité colle à la chose. Cela va de « vache », « éléphant », « bassine »… « sarcasme », « rugir », « atermoiement », « criard », « épouvante », « efficacité », « écrabouiller », « rabrouer », « absolu », « limpide », « cavalcade », « miracle », « savoureux », « s’esclaffer », « s’ébaudir »… Le réel est bien là. Les mots sont là pour le décrire tout entier. Dans la deuxième catégorie, celle de la sidération, viennent les mots qui ne ressemblent pas à la chose, qui ne lui vont pas, qui basculent dans l’étrangeté. Pour quelle raison ?
J’ai ainsi avec le mot « armoire », aux résonances profondes, sombres et soyeuses, semblables à celles de la massive chose bourguignonne doublée de faille jaune safran de mon enfance, un rapport de doute, d’inquiétude et d’émerveillement. Par quel miracle ce mot peut-il désigner ce simple meuble de bois à ranger le linge, alors que sa sonorité et son écriture évoquent tout autre chose ? Le « ar » dur et grave ouvre sur des profondeurs pleines de danger qui terrorisent et excitent l’enfant en même temps que grincent les gonds de l’armoire, cet enfant qui sait que, s’il plongeait dans l’inconnu du précipice ouvert devant ses yeux, il se retrouverait dans un monde opaque où tout, même l’horreur, se devine à tâtons. Heureusement, il y a ce « moire » qui ouvre sur la possibilité d’une divine lumière, et, dans les reflets de l’eau qu’il projette, gîtent toutes les douceurs de l’été des temps bénis où on ouvrait en frémissant l’armoire bourguignonne de grand-mère.
Ainsi, « armoire » ne peut pas seulement dire ce qu’il dit.
Et la troisième catégorie ? C’est celle, qui m’est propre, de tous les mots qui ont d’emblée pour moi un autre sens que celui qu’ils ont ordinairement. Ils sont nombreux. (…) »
La lecture de ce goût des mots a éveillé mon désir de proposer à chacun, dans mes ateliers, de chercher à son tour les richesses de l’univers intime qu’il porte.