Transmettre un métier de présence

J’ai accompagné un groupe d’infirmiers en psychiatrie à écrire des récits de pratiques. L’accompagnement s’est déroulé dans le cadre d’une formation recherche conduite par le CNAM et prise en charge par l’hôpital Maison Blanche.

Les articles des infirmiers ont été publiés en recueil dans un numéro spécial de la revue Éducation permanente : Être là, être avec, les savoirs infirmiers en psychiatrie. (J’avais alors écrit un article relatant notre « traversée d’écriture » – lisible : ici.)

Récits de pratiques d'infirmiers de l'hôpital Maison Blanche

Être là, avec l’autre. Avec les soins qu’il demande, avec les mots qu’on lui adresse, qu’il adresse. Être là — l’écrire ?

Écrire en tant que sujet éprouvant les situations qu’il traverse — les rencontres, les soins, la continuité de présence, les paroles qu’on échange de part et d’autre de la frontière entre soignants et soignés.

« C’est dans la quotidienneté, dans le vivre avec, qu’on peut faire quelque chose, disait Lucien Bonnafé dans Histoires autour de la folie. Faire, avec. Travailler avec des éléments très simples ; avoir faim, préparer un repas, établir un contact. Faire circuler la parole. Ce faisant, apprendre à gérer quelque chose de l’angoisse. »

« S’il y a des relations humaines, quelque chose peut se faire. Encore faut-il accepter d’être touché. »

Comment écrire un métier de présence ?
Donner à l’expérience une forme vivante, ouverte, qui en transmette le sens ? Écrire un « être là », mais avec qui ? Quels corps, quels affects, quels actes, quelles paroles ?

« Qu’est-ce que le soin en psychiatrie ? C’est d’abord ouvrir l’œil, s’ouvrir soi-même et accueillir l’autre. C’est l’accepter et s’impliquer, palper l’importance et la fragilité de la confiance que l’être, en face, a accordée. Le soin peut alors commencer et continuer… » (Devenir infirmière, Djenet Arar.)

Se placer du point de vue de ce qui advient. Raconter c’est montrer, c’est désigner, dirait François Gantheret. C’est porter le regard aux détails.

« Je suis une fringante infirmière, un stylo à la poitrine, le mollet ferme avec les kilomètres avalés durant ma formation, à courir dans les couloirs, dans les étages, sous les galeries, à monter et à descendre. Je suis donc infirmière de secteur psychiatrique, je peux et je sais soigner (un peu prétentieuse ?) : j’ai mon diplôme quand même ! Pauvre ignorante, je ne sais pas encore qu’il me manque un autre diplôme, celui qui s’inscrit dans le savoir intime, dans l’âme, dans le corps, dans la respiration, dans les yeux, dans la remise en cause, dans la connaissance… » (Humain, inventer le quotidien en psychiatrie, Chantal Coquerelle.)

Écrire l’expérience ? Porter hors de soi ce qui a été vécu, le singulier des événements et des actions, les détails qui donnent corps aux personnages – énoncer, questionner, mettre en liens.

« Histoire de mots et de maux, infirmière sans blouse, infirmière itinérante, je vais de mots en maux, je traverse les Buttes Chaumont, regarde les arbres, respire leur parfum. Je me retrouve sur le bitume, là où m’attendent d’autres maux, et mon passage par la case « nature » fait que je suis prête pour une nouvelle aventure de mots. Pourrais-je dire : de tendresse pour soulager les maux ? (…) Je suis une infirmière qui utilise les mots. Je demeure dans la tradition orale, mais j’appartiens à une tribu qui disparaît. J’aimerais qu’elle demeure : alors j’écris mes mots. » (Les mots pour soigner les maux, Monique Trost.)

Relater le déroulement des soins au quotidien, le surgissement des questions lors de la rencontre avec l’énigme de l’autre. Écrire sans faire l’économie du regard qui subjective, des façons singulières de percevoir et de comprendre.

« Si l’on peut parler de « mode relationnel », je dirais qu’à mes débuts il était défaillant, car j’étais dans une perpétuelle recherche d’informations au sujet du patient, pour remplir mon « recueil de données », comme on me l’avait appris à l’Institut de Formation en Soins Infirmiers. Toute approche, toute médiation visaient un recueil de données. Aujourd’hui, j’écoute. » (De la difficulté d’entrer en relation avec un patient hospitalisé sous contrainte, Doris Irep).

Au fur et à mesure des journées d’écriture, j’ai découvert une disposition à accueillir, à écouter, à se laisser toucher par l’autre, son étrangeté, sa folie.

« J’ai voulu montrer les atmosphères qui sont le moi quotidien de mes rapports aux patients en psychiatrie, et souligner l’importance de la parole comme outil thérapeutique. (…) La parole permet d’inscrire l’autre dans un rapport ré-humanisant. Les insensés ont besoin de sens. Il faut savoir les écouter, les entendre, et, pour comprendre, il faut connaître la langue de notre interlocuteur. Très schématiquement : savoir parler le fou. C’est aussi simple et compliqué que ça. » (Polir l’expérience aux écueils du vécu, Roger-Patrice Bernard.)

J’ai rencontré des soignants animés par des convictions fortes, poussés dans l’écriture par le désir de transmettre une éthique et des valeurs qui donnent sens à leurs pratiques.

« Je me suis intéressé aux « non sortants », oubliés de l’asile, ces occupants hagards, déambulant dans les allées de l’hôpital avec leurs cabas à bout de bras remplis de toute l’histoire de la folie ordinaire. (…) Toutes ces années passées auprès de patients psychotiques, parfois très déficitaires, m’ont permis de saisir la possibilité d’une rencontre. » (Voyage en folitude, Michel Mignot.)

Je les ai invités à écrire la relation de soin et ce qu’elle engage d’eux-mêmes, de leur histoire et de la posture qui les confronte à la souffrance psychique, à l’humain, à ses extrêmes.

« C’est le jeu de la distance thérapeutique et il est important d’essayer de la maintenir en toutes circonstances. La chose n’est pas toujours aisée. Par exemple, il y a des patients auxquels on s’attache. Y a-t-il une raison ? Possible. Le plus dur est de ne pas être trop distant pour être thérapeutique. Cependant, quelle est la bonne distance ? Celle qui permet de ne pas trop s’impliquer personnellement avec le patient ou celle qui va permettre de pouvoir avancer avec lui ? » (Un autre monde, Cédric Coudreux.)

La figure fondamentale du récit est la quête. Je leur ai proposé d’écrire à partir des questions qui permettent qu’une œuvre s’élabore avec l’inattendu, l’étonnement.

« Quelque chose est en train de se passer, une ouverture pour la rencontre… Vais-je pouvoir saisir cette ouverture ? Je perçois son silence comme une attente à mon égard, comme une interrogation de mon désir : « Qu’est-ce qui t’anime, le désir de me rencontrer ou celui de me dompter ? » En cet instant, tout peut basculer. Si je trouve les mots justes, le ton juste, l’attitude juste, elle pourra accepter de venir avec moi. Si je ne les trouve pas ce sera l’escalade, le passage à l’acte, la rupture… Je n’ai que quelques fractions de secondes pour les trouver ces mots, cette attitude, ce ton justes. » (Variations autour d’une relation, Serge Klopp.)

Mêler la narration avec l’interrogation de la réalité saisie ; construire un sens depuis l’étonnement de ce que la narration porte au jour.

« Emilie tremble, les doigts jaunis, une cigarette encore. Elle m’invite, j’accepte. Un soir, deux soirs, elle m’apprivoise. Elle me couvre de paroles. C’est violent, ça me donne mal au ventre. Je n’ai plus faim. Ça parle de famille. Arrête donc ! Je suis étourdi. Elle me tend une cigarette. Je n’arrêterai pas de fumer cette année. J’essaie de ne pas dépasser quarante-cinq minutes de conversation. Je m’enliserais autrement, elle pourrait me perdre avec elle dans cette histoire. » (Les bruissements de l’intime : être « infirmier psychiatrique » la nuit, Gérald Kauffer.)

Aujourd’hui, ces récits donnent à voir un monde, des points de vue, des façons de penser – ils nous aident à les comprendre.

« Ces récits de pratiques, par la pluralité des exemples et la diversité des styles, mettent en évidence les fondements humains du travail infirmier. Ils rappellent ce que Bonnafé nommait « la poétique », laquelle fonde la particularité de la relation entre les soignants et les malades mentaux sur la capacité à capter les messages. La sensibilité, la délicatesse qui se dégagent des situations décrites rend compte de cette possibilité ingénieuse qui permet d’inventer et de donner du sens à cette relation. » (Poétique de l’expérience, Stéphane Lambert.)

Ces récits posent la question de la rencontre, au quotidien, avec la folie. Désormais devenues partageables, les expériences relatées nous ouvrent l’accès à un monde où des personnes soignantes font appel à la parole comme processus d’invention et de soin.

6 réflexions au sujet de « Transmettre un métier de présence »

  1. Merci Claire, pour ce choix de présentations et de textes de grande qualité, profondeur ; du bord de mon inertie, j’entends ce que tu poses comme pistes de réflexion, d’être au monde dans tous ses états, merci pour la pertinence de ce que tu proposes
    Agnès

  2. Je lis avec grand soin les textes que tu mets en ligne. C’est rigolo, j’imagine leur mise en application non pas avec ceux que l’on dit fous, mais avec ma voisine, mon collègue, qui ont la même folie que moi (être vivant). Et ça marche très bien ! Je marche vers le « plus de temps » et… le soleil ! De belles perspectives… Merci de ton merveilleux site. J’attends le dimanche soir avec impatience.

    • Merci, chère Florence, pour ton message encourageant !
      Oui, le « métier de présence » peut facilement être transposé en « présence aux autres, au monde ». Et le langage peut alors traverser et relater ce qui, de nous, est le plus vivant.

  3. Merci Claire, pour ce que ces textes révèlent en même temps de ta présence et de ton écoute dans ta posture d’accompagnatrice en écriture. Ce que j’ai si souvent pu apprécier personnellement. Et aussi de la manière dont tu sais t’effacer pour laisser parler l’écriture de l’autre.

    • Merci à toi, chère Nicole, pour ton amical témoignage. Cette écoute a inscrit la trace – encore vive longtemps après – de l’évolution de vos écritures et des textes déployés lors de nos « traversées ».

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